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J'avais quatre ans, mon papa était parti...

5 avril 2006

Conclusion

Vous venez de terminer le récit de mon père Michel.

Les circonstances font que parfois....... la chance est au rendez-vous !

et je n'aurais pas été là pour servir de modeste secrétaire.

Merci aux internautes de leurs commentaires, de leurs appréciations....

Bien sûr, je vais souvent dans ma région d'origine, mon père Michel habitant Limoges maintenant, et mes arrières grands-parents (Pierre et Marie-Louise) sont enterrés dans un caveau à l'intérieur du cimetière d'Oradour sur Glane.

Je tenais pas l'intermédiaire de ce blog, remercier quelques personnes, car j'ai pû faire partie d'un voyage "souvenirs", à Oradour sur Glane, avec des collègiens de la Ville du Kremlin-Bicêtre (Jean Perrin et Albert Cron).

- l'UFAC du Kremlin-Bicêtre (Messieurs Theurier et Pruvost)

- La Mairie du Kremlin-Bicêtre

- Le Département du Val-de-Marne

- Les professeurs et les collègiens (pour leur tenue exemplaire lors de la visite, leur écoute, leurs questions aux guides, leur émotions et leurs larmes)

Ce voyage c'est déroulé le

Le bus de la ville nous a conduit jusqu'à la gare d'Austerlitz. Ensuite train jusqu'à la gare de Limoges-Benedictins. Bus de la Haute-Vienne jusqu'à Oradour (Mon père nous a rejoint). Visite du village martyr, visite du Centre de la Mémoire (que je ne connaissais pas).

Quelques photos de ce voyage ci-dessous

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31 mars 2006

Retour à Limoges

Le lendemain, dans l'après-midi, je retrouve tous mes copains, filles et garçons. Tous, bien évidemment, étaient au courant de ma présence à Oradour, mais par contre, ignoraient mon lieu exact de villégiature ; d'où la surprise de me voir vivant. Et ce n'est pas la discrétion coutumière de la famille, encore plus celle de maman qui pouvait leur laisser supposer le contraire.

Aussi, les questions fusent de toute part : "Comment as-tu fait, tu t'es échappé. As-tu eu peur des allemands - Ta maison a-t-elle brulé entièrement - Pourquoi n'étais-tu pas dans l'église, avec les autres ? " etc, etc... Cela n'arrêtait pas.

Pour certains, je passais pour un miraculé, pour d'autres, un héros !

S'ils savaient la peur qui m'a habitée pendant ces deux jours ! mais je ne dis rien ; j'ai quand même ma dignité et mon amour propre à sauvegarder, non ?

Mais, même à huit ans, grâce sans doute à toutes les leçons de morale apprises ici ou là, dans le fond de moi-même, je me dis que toutes les petites souffrances intérieures que j'aie ressenties, ne sont rien à côté de celles supportées par tous ces gens, qui, pendant l'exode et sous la mitraille, ont parcouru des centaines de kilomètres pour sauver leurs vies.

Et comme parmi ceux-ci, il y a la plupart de mes copains et copines... Alors !

Après ces retrouvailles, un peu inattendues pour certains, et toutes ces questions auxquelles je n'ai pu apporter de réponses, je réintègre très vite le groupe. En un peu plus d'une semaine, rien n'a vraiment changé : les jeux sont toujours les mêmes, sauf... Les plus grands ont transformé nos traineaux en charriots. Grâce à un système ingénieux : A l'avant, avec une barre directrice fixée en son centre, placée sous le chariot et munie de deux poignées, il est maintenant possible de se diriger. Plus besoin de ficelle. Positionné à genoux, poussant d'une jambe ou d'une autre, dans les virages, les gadins sont moins nombreux, mais grâce à la vitesse acquise, surtout en descente, beaucoup plus périlleux.

Bien sûr, et comme j'aurai dû le prévoir, il m'est strictement interdit de tester ce nouveau joujou. Tans pis, je m'arrangeai ; comme d'habitude, en cachette.

Pourtant, il y a un petit inconvénient dans ce  nouveau principe : les filles ne veulent pas monter dessus ; la position demandée, voire indispensable pour faire avancer l'engin, les obligeant à tirer continuellement sur leurs jupes pour cacher leur "derrière". Bof ! on s'en fout, nous, de leurs fessiers ; ce qui compte, c'est de les voir tomber et de se moquer d'elles ! et rire...

Le soir même, lors des informations diffusées par la résistance, nous apprenons beaucoup de détails concernant la tuerie d'Oradour.

Selon certaines sources, la malchance a été pour beaucoup dans ce drame horrible. Les allemands auraient dû passer par Saint-Junien, pour ensuite remonter sur Confolens. Pour d'autres, il s'agit uniquement de représailles, comme annoncées plus tôt. Et à cela, plusieurs raisons, ou hypothèses, bien entendu !

Dans les jours qui précèdèrent, un certain commandant allemand du nom de Kamphe, aurait été capturé par les maquisards, dans le sud du département. Transporté, il serait détenu prisonnier à Oradour-sur-Glane.

Son grand ami, le commandant S.S., le Sturmbann führer Dickerman, certain de ce fait, aurait voulu le libérer, ou, dans un cas extrême, le venger.

La barbarie de ce commandant et de sa division blindée Das Reich, ne date pas d'aujourd'hui.

Il s'est déjà illustré en 1941, du côté de Kieven, en Ukraine, dans sa lutte contre les partisans. Déjà, là-bas, sa division avait semé la terreur, en brûlant, incendiant des dizaines de villages.

Les nazis, dans tous ces cas appliquent le concept de "guerre totale", mai en oeuvre depuis déjà très longtemps, comme en 1914-1917, à Lidice, en Tchéquie, à Borki en Russie ou à Marzabetto en Italie.

Alors que Oradour-sur-Glane est connue comme la commune la plus tranquille du département, habitée par une population laborieuse, paisible, et surtout connue pour sa modération, la rumeur (encore) prétend que ce bourg aurait pû abriter un dépôt d'armes pour le maquis.

"Foutaises, mon petit Michel, des racontars, tout cela ; les boches, ils ont le feu aux... fesses ; on les oblige tous à remonter en Normandie, pour se faire étriller par les alliés qui viennent de débarquer. Ils le savent ; ici, ils étaient tranquilles ; c'est la gestapo qui travaillait pour eux ; il leur suffisait seulement d'appuyer de temps en temps sur la gachettes, pour exécuter des pauvres innocents ; des bouchers ! Maintenant c'est fini.... Kapout ! les boches ; ils sont foutus ! Et cette fois-ci, ils ne pourront même pas rentrer chez eux : il n'y a plus rien là-bas ! Les alliés bombardent sans arrêt, la nuit, le jour. Berlin, les grandes villes, tout est en ruines. Pour eux, c'est la fin ; et comme toutes les armées défaites, obligées de reculer et de battre en retraite, on brûle tout, on rase tout, on tue tout ce qui se trouve sur son passage. Ils sont aux abois ; c'est l'hallali ! C'est pas autre chose, mon garçon. Crois-moi ; l'ancien, il a raison !"

Sacré grand-père ! Il ne change pas.

Ce massacre l'a mis hors de lui.

Aurait-il seulement dix ou vingt ans de moins, et toutes ses capacités physiques, qu'il revêtirait l'uniforme de poilu, et repartirait au combat. Rien que pour se faire plaisir.

Deux semaines après mon retour, dans la nuit du 23 au 24 juin, nous sommes réveillés par le hurlement des sirènes.

Même scénario que le 9 février. Il faut s'habiller en toute hâte ; grand-mère est obligée de se fâcher, son bonhomme veut rester à la maison. "Ils commencent tous à m'.... avec leur ... bêtises, on ne risque rien ici " - "Grand-père, viens avec nous ; moi, je veux que tu sois à côté de moi, allez viens !" Il cède à ma demande. L'instant d'après, nous sommes dans la rue. Tout est comme la première fois. Les rues, la place Haute-Vienne, toutes illuminées, comme en plein jour. Cette fois-ci, il me semble que toutes ces petites lumières au-dessus de nos têtes bougent ; comme si elles étaient actionnées par des ficelles ; comme les marionnettes. Je ne me trompe pas ; un monsieur, qui m'observe, m'explique qu'elles sont suspendues à des petits parachutes qui descendent, très, très lentement.

Dans l'abri, il y a beaucoup plus de personnes que l'autre fois. Beaucoup me sont inconnues.

Il me semble que le bombardement dure moins longtemps ; par contre les secousses sont plus fortes. Les bombes sont larguées sur les voies de la gare de triage du Puy-Imbert. Pourtant, l'éloignement par rapport à nous est identique ; c'est juste en face de l'Arsenal. Peut-être les secousses suivent-elles les voies ? Le tunnel qui traverse Limoges d'Est en Ouest, est situé à moins de cent mètre de notre abri.

Quand nous ressortons, rien n'a été touché ; tout est debout. "Je vous l'avais dit, en restant à la maison, on ne risquait rien, et on serait resté au lit". On ne l'y reprendra plus à grand-père !

De jour en jour, même si les restrictions sont toujours là, même si la longueur de cette occupation commence à peser lourdement, les bonnes nouvelles s'enchaînent. Le soir, nous continuons l'opération "drapeaux", sur notre carte. Coup sur coup, nous apprenons par la radio que l'on capte beaucoup mieux, que Monsieur Pleven, vient de décerner à Limoges, le titre, envié pour certains, de capitale du maquis. Quelques jours plus tard, c'est lanomination de premier maquisard de France de Georges Guingouin, élevé à cette occasion, au grade supérieur de Colonel.

Tout cela, semble avoir une influence sur le déroulement des opérations.

Le maquis limousin, resserant de plus en plus son étau autour de Limoges, la majeure partie des miliciens, sentant le vent tourné, se sachant compromis et surtout menacés, préfèrent le salut dans la fuite. Entassés dans des camions, sans confort et à tous vents, ils quittent la ville ; ils sont tout demême, plus de trois cents.

Nous voilà déjà débarrassés de cette vermine.

Une fois de plus, l'espoir renaît.

Peut-être, bientôt, va-t-on enfin voir arriver la fin de cet interminable cauchement ?

Chez nous, chez nos voisin, on y croît !

Le moral remonte ; la preuve : les plus grands fouillent dans les greniers ; d'autres vident les stocks de Madame Burel. Avec toutes les planches ainsi récupérées, ils fabriquent des armes ; en forme de fusil ou de mitraillette. Toutes les mamans, dont la mienne confectionnent des brassards aux trois de couleurs de la patrie. Dessus, elles brodent les lettres F.F.I, ou F.T.P., chacune à sa convenance, chacune selon ses idées : ou gaulliste, ou communiste. Mais, en cette période, où est la différence ?

Le 19 août, la grève générale est déclarée dans toutes les usines occupées par les allemands.

Pendant ce temps, Monsieur Jean d'Albis, correspondant dans la légation suisse, négocie la reddition de la garnison allemande, avec le Général Gleiniger.

La population limougeaude, apprenant cela, et désirant participer, dresse des barricades sur toutes les grandes artères. Boulevard Louis-Blanc, à l'angle de la rue Jean-Jaurès, de toutes les fenêtres environnantes tombent des matelas, des sommiers, des armoires, des chaises et tous objets divers pouvant servir à l'édification d'un barrage que l'on veut infranchissable.

Voulant participer, comme tous mes copains, mon brassard F.F.I. au bras, ma mitraillette en bois en bandoulière, je me précipite, tel gavroche, pour aider à la construction de l'ouvrage. Malheureusement, ma présence ne sera que momentanée ; et je ne pourrai m'en prendre ni à Voltaire ; ni à Rousseau ; c'est une brique, ou tuile, maladroitement expédiée par Jacquot qui vient éclater sous moi, alors que je suis penché à ramasser je ne sais quoi. Plein d'éclats dans les yeux, le nez entaillé, je bats en retraite, pour rejoindre l'infirmerie familiale. Pansement sur l'arrêt du nez, bandeau sur un oeil, il ne me manque plus que la jambe de vois pour ressembler au méchant corsaire. Même grand-père se moque de moi, mais sans pitié aucune, me pousse à repartir à la barricade : "T'es pas mort, mon garçon ; t'en verras d'autres ; allez, fais moi voir que tu es un h omme ; bon sang ne saurait faiblir". Devant maman et grand-mère éberluées, mais n'osant rien dire, je repars "au combat", fier comme pas un.

Le lendemain, nous apprenons très tôt que les allemands ont quitté la ville. Ils ont pris la direction de Poitiers. Peu de temps après, les forces de la Résistance, sous les ordres du Colonel Guingouin pénètrent dans Limoges. Elles seules auront l'honneur de nous libérer. Nous sommes le 21 août 1944. C'est une explosion de joie. De tous côtés retentissent la Marseillaise et le chant des Partisans. Parmi tous nos libérateurs, beaucoup sont d'ici ; ils retrouvent leur famille parfois sans nouvelles d'eux depuis longtemps.

Grand-père, ne peut s'empêcher de participer à la liesse générale. Il veut voir et partager avec tous ce jour tant attendu.

Maman aussi est contente, mais comme beaucoup d'autres épouses, elle pense à Papa qui est encore là-bas, au loin, de l'autre côté de la frontière, où les combats sont de plus en plus meurtriers. Il lui faut encore attendre et espérer que tout se termine sans dommages, et qu'elle retrouvera son époux sinon en bonne santé ; du moins, vivant !

Malheureusement, les nouvelles en provenance d'allemagne se font de plus en plus rares ; elle s'inquiète. Comme toujours c'est grand-père qui, une fois de plus, lui répète qu'étant à la campagne, loin de centre important ou industriel, papa ne risque pas grand-chose.

Deux jours plus tard, dans le courant de la journée, les sirénes retentissent à nouveau : fausse alerte ! La radio locale, le soir même nous annonce la fin des "alertes sirénées". Il y en aurait eu quarante ! Je ne m'en suis même pas aperçu ! J'ai dû en connaître une petite dizaine, et encore...

Maintenant que les allemands sont partis, les règlements de comptes s'accélèrent et se multiplient.

Nos deux voisins d'en face, qui, pendant toutes ces années sont sympathisé avec l'occupant sont arrêtés ; il n'aura fallu que quelques jours pour qu'un groupe de résistants avec à leur tête un militiare, viennent les cueillir à leur domicile.

Timidement, grand-mère essaie en vain d'expliquer à ce gradé le service que ces gens nous ont rendu, et leur intervention après des autorités en place pour faire libérer grand-père injustement arrêté. Il n'y a aucune réponse ; tous les deux sont embarqués manu militari dans une camionnette bâchée, et transportés à la prison de Limoges, ou un autre lieu de détention.

Aussi têtue que son bonhomme, grand-mère ne veut pas en rester là ; ce n'est tout de même pas un "petit monsieur en mal de promotion" qui va l'empêcher d'agir.

Bien décidée à se faire entendre, accompagnée de maman et de ma petite personne, nous nous rendons aux bureaux de la nouvelle municipalité en place puis la libération ; à sa tête, le docteur Chadourne.

Le premier planton que nous trouvons nous demande d'attendre, et nous invite à nous asseoir sur un banc, situé juste à l'entrée.

C'est une véritable ruche ici ; sans cesse, nous voyons passer des gens qui courent, qui s'interpellent ; il y a de tout : ces civils, des militaires, qui souvent entourent des gens menottés ; parmi ceux-là, il y a aussi des femmes ; jeunes.

Et nous attendons ; longtemps. Mais qu'est-ce- que je fais ici, au milieu de tous ces excités ? Je serais tellement mieux à la maison. Il faut que j'apprenne des leçons et j'en ai besoin. Grand-mère s'énerve ; à plusieurs reprises, elle interpelle des personnes qui vont en viennent ; sans répnse. C'est après une longue attente qu'enfin, nous pénétrons dans un bureau où règne un grand désordre.

Un responsable du maquis, après avoir écouté grand-mère, lui promet de diligenter une enquête afin de connaître dans le détail, les faits reprochés à nos deux voisin, mais nous précise qu'il ne peut rien faire de plus.

Grand-mère sort dépitée de cette entrevue. Pourtant, plus que  jamais, elle tient à rendre à ces deux hommes, la monnaie de la pièce.

Dans les rues, mais principalement sur les boulevards, tous les jours, ou presque, ont lieu des défilés. Des maquisards, bien sûr, qui avaient hâte de sortir de leurs cachettes, et qui en toute logique tiennent à partager avec la population cette libération tant attendue. Mais, aussi, il y en a d'autres, restés planqués pendant cinq ans, et qui ont profité des largesses de l'occupant ; peut-être même pour des "petits services rendus". Aujourd'hui, ils revêtent l'uniforme et osent se montrer au grand jour.

Souvent, en tête de ces défilés, à pied ou juchées sur des voitures à plateau, des femmes sont exhibées, menottes aux mains, ou attachées dans le dos. Elles ont la tête rasée, parfois la poitrine dénudée, avec une croix gammée peinte sur chaque sein. Elles sont ainsi ivrées à la vindicte populaire. A bien les regarder, je suis certain que parmi elles, il y en a beaucoup qui ont connu l'appartement d'en face. De quoi les accuse-ton, exactement ? D'avoir vécu une "parenthèse" avec les troupes d'occupation ? Elles sont belles et jeunes pour la plupart ; les soldats allemands aussi ! Peut-être même, en adoptant cette "ligne de conduite", voulaient-elles tout simplement s'éviter le pire, et sauver leur vie ? Quant au comportement sauvage de toutes les femmes qui les insultent sur leur passage, que penser ? Beaucoup d'entre elles, profitant de l'absence de leur époux, auront sû "s'établir" avec un autre, et partir sous d'autres cieux. Quand le mari rentrera de captivité, il trouvera la maison vide... et l'épouse infidéle envolée ! N'est-ce- pas plus honteux ?

Peut-être faudrait-il pardonner ; aux uns et aux autres ?

Mais, cinq longues années de privations de toutes sortes, de restrictions, qui, malheureusement continuent, de dénonciations abusives, d'injustice, n'ont fait qu'augmenter, jour après jour, mois après mois, la haine tant accumulée et gardée secrétement en soi.

Maintenant, tout explose, on ne se contrôle plus. On crie, on désire vengeance ; tout de suite !

Comme au temps si proche de l'occupation,, on accuse l'un, on rend responsable l'autre. La tenue de procès sommaires et souvent injustifiés, les jugements rendus à la hâte sont à craindre. Il faut des coupables. Mais comment être sûr qui l'est ou qui ne l'est pas ? Comme on dit dans la famille, tout cela laissera, sans aucun doute, beaucoup de traces ; longues à effacer. Même ici, dans la maison, grand-mère est inquiète. Durant ces cinq années, nous avons, dans le quartier, et au même titre que le boucher et l'épicier du coin, été considérés comme des favorisés, des bourgeois. Grand-mère, commerçante, maman modiste, et le garçon qui fréquente une école libre ! Ecole qui soutenait le maréchal au début des hostilités, et qui maintenant vénère le Général de Gaulle. Les petits problèmes de grand-père, ma soi-disante disparition n'étaient peut être pas souhaités, mais n'en choquaient pas certains. D'où la méfiance....

Justement, au mois de Septembre, alors que nous sommes encore en vacances, il nous est demandé de rejoindre nos écoles, publiques ou privées.

Dans nos salles, le décor est changé : si les maximes sont toujours en place, si la prévention contre la tuberculose est toujours recommandée, les photos épinglées sur tous les murs, c'est une tout autre chose. Plus de photos du maréchal ; maintenant, elles sont remplacées par celles du Général de Gaulle ; en uniforme. Toujours beaucoup de drapeaux tricolores, mais avec une belle croix de Lorraine jaune au milieu.

Pourquoi ? je n'ai plus la même maitresse ; le directeur, lui, est toujours là. Il s'assure de nôtre connaissance de la Marseillaise. Beaucoup de répétition :hymne, défilé... et on recommence !

Quelques jours après, nous partons tous au Champ de Foire, pour célébrer officiellement la libération de Limoges.

Toute la famille est également présente. Grand-père a revêtu son beau costume du dimanche, et en déplaise à certains, il a épinglé sur la veste, sa belle médaille militaire. Maman et Grand-mère portent de magnifiques tailleurs, surmontés de chapeaux tout neufs, estampillés "maison".

Sur la place Haute-Vienne, grand-mère a repris son commerce. Les difficultés d'approvisionnement sont toujours présentes ; plusieurs grossistes ont baissé les rideaux. Elle arrive à trouver un peu de marchandise auprès de paysans, tout heureux de pouvoir enfin se rendre à Limoges pour proposer les produits de la ferme, ou du pôtager. Lorsque l'hiver arrive, les agrumes provenant principalement du Maroc, trouvent leur place sur l'étal. Des fruits plus rares font leur apparition : les dattes, les figues ; elles apportent du sucre et des vitamines, dont nous avons tous besoin ; seul inconvénient : elles sont chères.

L'hiver 44-45 n'est pas plus agréable que les précédents. Il fait froid ; terriblement froid ; la rue des Petites-pousses est souvent verglacée. Souvent, des messiers pas trop âgés viennent donner un coup de main à grand-mère pour pousser la charrette chargée jusqu'à la pllace. Il y a même le père Louis qui, tous les matins, l'aide à installer son banc et tendre la bâche. Seulement, il faut s'y prendre de très bonne heure ; bien avant midi, il n'est pas rare de le voir trébucher, la bouteille à la main ; et nous, toujours aussi moqueurs nous ne manquons pas d'entamer notre refrain habituel : "T'as bu Louis, t'as bu Louis, t'es saoul !". Titubant, il essaye de nous attraper "Foutus gamins, petits voyous, vous allez voir..." Ses jambes le trahissent, et Boum ! par terre ! On l'aime bien pourtant, notre Louis, et sa Louise aussi ; elle boit un peu moins, mais... qu'est-ce- qu'elle pue ! Les pauvres ; même une bêt ne voudrait pas entrer dans leur misérable taudis. Bien souvent, les petites oeurs des pauvres viennent la chercher ; mais il faut aussi qu'ils le veuillent. Elles les accueillent dans leur hospice, leur donnent à manger, les lavent, et par grands froids les gardent la nuit. Pendant leurs courtes absences, nous nous débrouillons toujours pour nettoyer un peu leur lieu de vie, et à changer couvertures et vieux édredons pourris. La preuve que nous ne sommes pas méchants, et que nous les aimons bien tous les deux. Si ils n'étaient plus là, ils manqueraient à tout le quartier.

Comme tous les ans, les fêtes de Noël et du jour de l'An se passent dans l'indifférence totale. Bien sûr, il me faut assister aux offices religieux ; moi j'y vais surtout pour voir la crèche ; c'est joli, et il y a beaucup de petites lumières. Même si maintenant, nous pouvons circuler plus librement, tous les blockaus ont été démolis, les gens n'ont pas retrouvé le goût de la fête ; ils en ont ni l'envie, ni les moyens ; encore moins la possibilité : les restrictions sont toujours là ; les tickets de rationnement, aussi ; les cartes d'alimentation ne servent à rien : les magasins encore ouverts, sont désespérement vides.

Maman s'ennuie de plus en plus. De terribles combats ont lieu en Alsace. Le général américain Eisenhower veut absolument faire évacuer Strasbourg, libérée il y a peu par les troupes françaises : la 2ème division blindée du général Leclerc, qui s'est illustrée en Afrique.

Les allemands ne cèdent pas un pouce ; même dans les Ardennes, ils lancent une contre-offenseive meurtrière ; pour les deux camps. Par la radio, nous apprenons que toutes les jeunesses hitleriennes ont été incorporées de force ; des enfants de douze, quatorze ans sont obligés de prendre les armes.

Vers la fin du mois de Février, nos deux voisins réapparaissent à leur domicile. Ils sont amaigris, ils ont vieilli de dix ans. Leur premier geste est de venir remercier grand-mère, pour son intervention. En effet, ceux qui les jugeaient, leur ont signalé sa démarche entreprise six mois plus tôt. Son témoignage, d'après eux, aurait permis leur libération, deux cent jours après leur arrestation. Lors de leur premier procés, et sans qu'ils aient pû se défendre, on leur avait promis cinq ans et plus...

Grand-mère est soulagée. Au point de leur proposer ses services pour les aider à reprendre une vie normale. "Non, merci Madame, c'est très gentil de votre part, mais nous allons essayer de nous en sortir, seuls".

Quelques jours plus tard, maman, en passant place des Bancs, les aperçoit, mais n'ose s'approcher. Ils ont, eux aussi, repris leur petit commerce ; comme grand-mère, ils profitent de la prériode des agrumes pour se relancer. Ils ont déménagé ; nous ne savons pas où ils sont partis.

Le 4 mars, la ville de Limoges est en fête. C'est la visite du Général de Gaulle. J'ai la chance de faire partie de ceux qui viennent l'accueillir à sa descente du train. Sur l 'esplanade de la gare, il passera tout près de moi. Qu'il est grand ! Plus tard, je le reverrai place de l'Hotel de Ville ; il y a beaucoup de monde. Depuis le balcon de la Mairie, il fait le grand V de la victoire ; il est encore plus grand.

Le jour même dans l'après-midi, il se rend à Oradour-sur-Glane. Devant toute la population des bourgs environnants, il prononce un discours.

"Ce qui s'est passé, ici, à Oradour, est le symbole des malheurs de la patrie. Il faut qu'un lieu comme celui-là reste pour tous les Français, un souvenir commun, un engagement, afin que jamais plus rien de tel puisse se produire en France, et il nous faut prendre nous-même, les dispositions pour que cela ne se reproduise pas ! Ils nous appartient de faire justice et d'empêcher le renouvellement de tels crimes".

Comme il a raison, le Général de Gaulle !

Moi,  mon petit, tout petit niveau, je m'en tiendrai uniquement à ceci ; inscrit à chaque entrée du bourg martyr : "Remember - Souviens-toi"oradour

Vers la mi-avril, les troupes françaises parviennent à Stuggart. Maman explose de joie : enfin, son époux, son Lucien va être libéré ; cela fait maintenant plus de deux mois qu'elle est sans nouvelles.

Avec grand-père, on ne sait plus où placer nos drapeaux sur la carte ; il n'y en a plus un seul aux couleurs de l'Allemagne nazie. La radio nous annonce la mort propable de Hitler ; il se serait suicidé.

Au bébut de mois de Mai, maman s'évanouit  : elle tient à la main une lettre officielle lui confirmant la libération de Papa, et son prochain retour à Limoges.

C'est la joie dans tout l'appartement.

Dans les jours qui suivent, délaissant une fois de plus l'école où "je n'apprends pas grand chose", c'est grand-père qui le dit, je repars dans le Berry, accompagné seulement de maman.

Quelle différence avec la dernière fois : plus de boches, plus de miliciens, pas de contrôles, encore moins de mise en joue ; par contre, il y a beaucoup d'agitation : des prisonniers rentrent d'allemagne ; des familles entières viennent accueillir ceux qui sont partis depuis si longtemps.

Dans le train, il y a beaucoup de monde ; même dans le couloir. Le nez collé contre la vitrine, assis en face de maman, qui ne me prend plus sur ses genoux, (je suis grand) je remarque que beaucoup de maisons sont détruites, principalement dans les villes comme à Saint Sulpice, la Souterraine et Argenton sur Creuse. Un peu partout, des gens, avec très peu de moyens et de matériaux à leur disposition, s'activent à réparer les dégâts occasionnés par les bombardements.

la_gare_chateauroux__36_36044011Lorsque nous arrivons à Chateauroux, je suis surpris : nous ne prenons pas la direction de la salle d'attente. Avant de reprendre le train pour Saint-Amand, nous allions manger des petites bricoles emportées depuis Limoges. "Dis, maman, on ne va pas dans la salle d'attente ? Je commence à avoir faim".

Nous sortons de la gare ; au moment où nous posons nos cabas et ma petite valise en carton, une voiture s'arrête juste devant nous ; un monsieur en descend et s'approche de nous ; il enlève son chapeau qui lui cache tout le haut du visage "Bonjour, Michel, tu ne me reconnais pas ?" - Si je le reconnais ; c'est le monsieur qui était gendarme a Saint-Amand, et qui, avec ma cousine s'était occupé de nous, alors que la presque totalité du quartier était en flammes.

"Bonjour, monsieur ; si, je vous reconnais, mais sans le chapeau !

- Bonjour Guiguite,

- Bonjour Julien."

Les voilà qui s'embrassent, et patati et patata, et encore... Et moi, alors, on m'oublie ; j'ai faim !

"Michel, ce monsieur ce prénomme Julien, et c'est ton nouveau tonton ; il faut l'appeler comme ça".

Toujours obéissant : "Bonjour, tonton".

Maintenant, je comprends ! Toutes les "petites messes asses" entre Maman et grand-mère depuis quelques jours ! Je m'en doutais, on me cachait beaucoup de choses : une nouvelle ville, un nouveau tonton ; et quoi encore ? J'en ai marre des grands et de tous leurs secrets.

Et grand-père ; il ne m'a rient dit, lui non plus. Pourtant, il devait savoir, lui aussi ! Tu vas voir, quand je vais revenir à Limoges, moi aussi, je vais tricher au dominos. Tant pis ! il l'aura cherché. Non, mais...!

Nous montons dans la voiture, maman assise devant, à côté du tonton, moi derrière avec les bagages.

Nous traversons la ville ; c'est pas comme à Limoges ; ici, les immeubles sont moins hauts. En sortant de la ville, la route est toute droite, avec des montées et des descentes.

Très vite nous arrivons dans un grand bourg ; j'ai lu le nom à l'entrée : Villedieu-sur-Indre.villedieuinterosmall1 C'est tout en longueur.

Arrivés sur une grande place où il y a l'église, nous nous arrêtons devant une grande épicerie : au moment où nous descendons de voiture, Tata Madeleine arrive vers nous ; accompagnée de ma cousine. Elle a grandi depuis la dernière fois, mais elle est encore petite ; dans ma tête, je fais mon calcul : elle doit avoir six ans. Peuh ! c'est petit !

Après les embrassades qui n'en finissent pas, nous rentrons dans la cuisine pour nous restaurer ; quand-même, çà était long ! Même maman mange de bon appétit : elle ne m'avait rien dit, mais elle aussi, avait un petit creux à l'estomac.

Comme à Limoges, je dors avec maman, dans un très grand lit. Tout est grand ici : la maison, la cuisine, la salle à manger, les chambres, la cour, le jardin. Tout !

Dès le lendemain matin, le tonton accompagne maman à la gare de Chateauroux ; elle doit rentrer très vite à Limoges ; sans me dire pourquoi, comme toujours.

En me quittant, elle me dit qu'elle viendra me rechercher très bientôt, et bien sûr, elle me demande d'être sage. Je la rassure : je serai sage, trés sage même. Depuis Saint-Amand, je connais bien Tata : avec elle, ça tombe facilement. Et le tonton, lui, il est sévère ?

Je m'adapte très vite à ma nouvelle vie berrichonne. Dans l'épicerie, il y a encore plus de monde qu'à Saint Amand. Comme là-bas, je colle les tickets de rationnement sur de grandes feuilles ; ma cousine m'aide à les trier ; elle se débrouille bien. C'est comme ça tous les matins. On ne se chamaille plus ; elle aussi, elle fait des petits trucs en cachette ; promis, je ne dis rien :"croix de bois, croix de fer, si tu caftes, tu vas en enfer !" Et puis, tata lui a promis que tant que je serais là, elle n'irai pas à l'école ; comme je ne veux pas rester tout seul !...

Ici, je mange encore mieux qu'à Oradour ; il y a aussi du bon beurre, du lait ; du fromage blanc, de chèvre, et puis on mange de la bonne viande. Tat est une très bonne cuisinière et elle sait aussi faire des gâteaux ; comme grand-mère Clémentine. Par contre, elle nous fait souvent manger des choux et des épinards ; je fais un peu la grimace, mais je me force. Après le repas du midi, c'est la sieste obligatoire ; avec Monique, on fait les clowns ; en silence. Après nous avons droit à une ou plusieurs tranches de pain d'épices, avec du beurre dessus.

Maintenant, le tonton est devenu mon tonton ! Souvent, il m'emmène avec lui, chez ses parents ou chez son frère. C'est pas loin d'ici ; ça s'appelle Chaisonneuf ! Je vais voir toutes les bêtes de la ferme ; il y a aussi des chevaux ; nous allons dans les vignes ; au milieu, il y a des pêchers. Dommage, tous ces fruits ne sont pas encore mûrs. Quand je suis avec lui, il m'apprend des tas de choses, sur tout ! Il est comme mon grand-père ; à l'écouter, je dois tout savoir. Et puis surtout, dans la voiture, je suis assis à côté de lui, comme un grand ; mais moins que lui. Il est très grand et costaud. Il m'apprend qu'avant la guerre, il faisait partie de la grande équipe de gymnastique de la garde républicaine à cheval. Ils allaient, à travers toute la France faire des démonstrations.

Le jeudi, avec ma cousine, nous partons rejoindre le patronage de Monsieur le Curé ; qu'est-ce qu'il est marrant ce curé ! Avec lui, il a son neveu ; c'est un scout de France. Tous ensemble, nous partons dans le parc du château en ruines ; nous sommes une bonne vingtaine. Nous grimpons aux arbres, nous traversons des rivières, nous apprenons tous les signaux des jeux de pistes ; nous les fabriquons avec des branches. On s'arrange pour perdre les filles, pour ensuite leur faire peur. Quand je rentre à la maison, je suis tout griffé, tout écorché ; les bras, les jambes ; même la culotte courte est parfois déchirée. "Si ta mère te voyait dans cet état, elle serait malade". Tata a raison. Tonton, lui, il est content. "Ca ne peut que lui faire du bien ! Et puis, il faut qu'il devienne un homme, sacrebleu !"

Malheureusement, au bout d'un mois à peine, maman revient me chercher. A contrecoeur, il faut repartir à Limoges

Pendant tout ce séjour, j'ai pensé à maman, à mon grand-père ; mais aux copains de Limoges, jamais !

Quand tonton nous ramène à la gare, je lui promets de revenir bientôt ; il me répond "Quand tu voudras, Michel, nous t'attendons". Je lui fais de grosses grosses bises ; j'ai envie de pleurer ; j'étais bien ici, bien mieux qu'à Limoges ; et puis là-bas, il va falloir que je retourne à l'école ; c'est triste cette école. Depuis quelques mois, dans les classes, il y a des orphelins ; ils habitent juste en face de l'école. Le dimanche matin, ils vont à la messe, accompagnés par des bonnes soeurs qui n'ont pas l'air gentilles du tout ; ils portent un uniforme noir, avec des gros boutons qui brillent. Ils ont eux, une mine bien triste !

Je repense à Julien ; lui aussi était orphelin, mais chez mes grands-parents, à Oradour, il était plus heureux. Peut-être ?

Je n'ai presque rien vu pendant tout le trajet. Je suis ailleurs ; avec mon tonton, avec ma tata et ma cousine.

Juste avant d'arriver à Limoges, maman, qui elle aussi n'a rien dit, se penche vers moi ; elle m'embrasse et me serre très fort contre elle. "Mon petit Michel, ton papa est revenu à la maison ; maintenant nous n'habitons plus rue des Petites-pousses. Nous avons trouvé un appartement, rue Banc-Lèger, au quatrième étage. Tu vois ce n'est pas loin de chez grand-père, tu pourras le voir très souvent, quand tu voudra". Une question me brûle les lèvres : "Maman, comment il est, papa ? - Tu vas le voir trés bientôt ; il nous attend à la gare !".

Quelques minutes plus tard, dans le hall, tout en haut des escalier, un monsieur qu'il me semble soir pour la première fois, se penche vers mois, me soulève et m'embrasse "Mon petit Michel, je suis ton Papa !" A mon tour, je l'embrasse ; j'embrasse mon papa. Enfin ! je le regarde ; je ne me rappelle pas de lui, pas du tout. J'étais si petit quand il est parti ; si petit !

"Et alors, tu ne lui dis rien ?" Maman me réveille. Je cherchais toujours dans ma petite tête ; non, je ne me rappelles pas. "Bonjour papa ; c'est vrai, tu es mon papa ?

"Oui, bien sûr, je suis ton papa"

Me gardant dans ses bras, nous prenons le chemin de notre nouvelle maison.

En arrivant, maman me montre mon petit coin. C'est une alcôve, dans la salle à manger. J'ai un grand lit, avec un cosy. Tout ça rien que pour moi !

Pendant le repas du soir, tous les trois, dans notre petite cuisine, nous n'arrêtons pas de parler ; je peux enfin poser des questions ; et on me répnd. Mon Papa me répond. Pendant ce temps, Maman, elle nous regarde, et elle pleure ; encore. Mais cette fois, c'est de joie que les larmes coulent sur son visage. Elle a tellement attendue ce moment ; celui où nous serions réunis : plus de cinq ans, qu'elle a attendue.

Le soir, dans mon grand lit, je pense ; à tout ; à rien ! Et je m'endors.

Quand je me réveille, j'ai l'impression de ne pas savoir où je suis.

C'est quand mon Papa et ma Maman viennnet me chercher que je commence à réaliser.

Je suis avec mon Papa et ma Maman, dans notre maison ; tous les trois !

Alors que je prends mon petit déjeuner, Maman allume la radio ; j'écoute. Papa et Maman aussi.

Jacques Hélian et son orchestre jouent :

"C'est une fleur de paris...

Le retour des beaux jours....."

14 mars 2006

Oradour-sur-Glane - II Le drame

Le samedi 10 juin 1944, comme à l'accoutumée, lorsque je me lève, Julien est déjà parti à  l'école. Il couche dans le petit lit, situé sous l'escalier mentant à la chambre. Je n'ai donc pû lui dire "au revoir".

Comme très souvent, en ce premier jour de fin de semaine, grand-père s'est levé un peu plus tard ; je l'ai d'ailleurs, entendu descendre les escalier en bois, qui grincent de plus en plus. Aujourd'hui, comme la plupart des samedis, il va consacrer une grande partie de la journée à entretenir son potager ; c'est son passe-temps, presque un violon d'Ubgres ; même si, c'est encore la terre, encore et toujours, l'objet de cette passion ; car s'en est une ! Dans ce jardin, tout est aligné, tout est tiré au cordeau ; les allées sont bien dessinées, sans aucune herbe ; chaque catégorie de légume est bien distincte, séparée de l'autre ; pas de cailloux apparents ; la terre est tamisée, légère, ratelée. Ici, pas de tas de compost venant souiller ce beau décor. Tout est net ; tout est beau ; à en faire palir des êmules du célèbre Le Nôtre.

Après mon petit-déjeuner, je pars garder mon troupeau entier, Pataud, toujours collé à mes savates. Grand-père est dans l'étable ; il nettoie à grande eau. M'étant assuré que mes quatre vaches paissent dans la bonne zone, je saisis fourche et rateau et étale de la paille bien propre ; en rentrant des prés, les animaux trouveront une belle et confortable litiére. Grand-père parait satisfait de mon travail ; il me sourit. (il va pleuvoir !). Je trouve normal de l'aider dans cette tâche. Comme le potager, comme pour tout le reste, grand-père tient absolument à ce que ses vaches soient propres, impeccables. Je n'ai jamais vu l'une d'elles, se rendre aux prés, avec des traces de fumier sur le corps. Avant de partir, elles sont lavées, brossées, peignées, comme le plus beau des étalons se présentant devant un jury, lors d'une foire.

Toujours avec mon fidèle compagnon, je passe le reste du temps à surveiller les bêtes, tout en flanant le long du Glanet.

Après le repas de midi, où grand-père est présent, je saisis un livre parmi tous ceux que maman m'a laissés et je repars aux prés.

Il n'y a pas longtemps que je suis en place, grand-père, depuis la maison m'appelle et me demande de rentrer.

Lorsque je franchis le seuil de la cuisine, et avant même d'avoir refermé la porte, les visages de mes grands-parents, semblent empreints d'inquiétude. Ouh là ! J'ai déjà vu, à maintes reprises, particulièrement à Limoges, des traits aussi tendus.

Mais, que se passe-t-il ?

Grand-père, nous dit, d'avoir entendu, depuis son jardin, des bruits inhabituels en provenance d'Oradour. Il lui semble avoir perçu des crépitements, des détonations... Il est inquiet ; certain que des choses bizarres se passent au bourg.

Nous conseillant de ne pas bouger, il prend la direction de la chataigneraie, l'endroit le plus élevè de la propriété. Arrivé sur les lieux, il saisit une échelle toujours en place pour l'entretien du bois, la cale bien contre le tronc, et commence à grimper jusqu'au faîte de l'arbre. Tout de suite, avant d'être monté jusqu'au dernier barreau de l'échelle, il aperçoit des flammes géantes qui s'élèvent au dessus du clocher de l'église. Il ne comprenf pas ; la sirène appelant les pompiers volontaires à rejoindre la caserne, n'a pas retenti. Ce n'est pas normal ! Et puis, ces cris, ces hurlements, tous ces bruits étrangers qui lui proviennent !

Que se passe-t-il ? Une seconde fois, il s'interroge !

De retour à la ferme, dans l'incapacité de nous renseigner de façon exacte sur les évènements qui se passent au bourg, il opte pour une solution d'attente ! Quand "le gamin" rentrera, il nous expliquera tout çà, patientons ; après, nous verrons !

Julien tarde à rentrer. Il est maintenant plus de 17 heures, il n'est toujours pas là ; ce n'est pourtant pas dans ses habitudes de traîner en chemin, même si avec tous ceux et toutes celles du Repaire, ils ont envie de s'amuser un peu, en se chamaillant, et en courant les uns après les autres. La journée a été longue à l'école. Et puis, en rentrant à la maison, il va leur falloir, pour certains, rentrer les bêtes aux étables, les traire ; pour d'autres, ce sont les tâches ménagères qui les attendent.

Grand-mère sursaute, et nous interroge : "Avez-vous vu les gosses rentrer de l'école ?" Grand-père fait signe que non ; je réponds à grand-mère que je n'ai rien vu, ni entendu, moi non plus.

Après un trés long moment, grand-père se dirige vers son vieux vélo, vérifie avec le pouce la pression des pneus, et d'un geste prompt, l'enfourche. Il dévale à toute vitesse le chemin qui mène à la route, et disparaît de nos yeux.

Avec grand-mère, nous n'avons pas le temps de nous poser beaucoup de questions. Un quart-d'heure à peine vient de s'écouler, grand-père réapparaît. En sueur, haletant, méconnaissable, les yeux emplis d'effroi, il pose son vélo à l'entrée de la cour, et avant d'avoir fait deux pas, sans reprendre sa respiration, il donne des ordres :

"Vite, vite, partons d'ici, sauvons-nous ; Louise, prépare de quoi dormir, de quoi manger, emmène tous les papiers ; fais-toi aider par Michel ; j'ai pas le temps, je vous expliquerai plus tard - Michel, aide ta grand-mère, il ne faut pas que l'on nous trouve ici. Si "ils" décident de venir par là, nous sommes les premiers après la sortie du bourg. Dépêchons-nous ; moi, je vais préparer les vaches.

- Mais, grand-père, elles sont encore dansle pré ; tu n'as pas voulu que je les rentre, tout à l'heure.

- T'occupes pas, avec Pataud, je me charge de les faire rentrer, et vite ; vas retrouver ta grand-mère".

Quelques minutes plus tard, je me retrouve les bras chargés de draps, de couvertures et de je ne sais quoi encore. Je croule littéralement sous le poids et sous le volume de toutes ces affaires. Mes bras ne sont ni assez grands, ni assez forts ; je plie les genoux. Oh ! je n'ai que huit ans, moi ! Pas le temps de rouspéter, même un petit peu !

"Amène tout àa à ton grand-père, et tu reviens ici ; dépêche toi. Après beaucoup d'efforts, après avoir failli me casser la margoulette plusieurs fois, j'arrive enfin sous l'appentis, grandpère s'active. Il y a déjà une paire de vaches attelée au tombereau ; il prépare maintenant l'autre attelage pour tirer la charrette. En l'espace de très peu de temps, j'effectue ainsi plusieurs alléers et retours. Combien ? Je ne sais pas ; je n'ai pas compté. Je suis épuisé. Et pourquoi tout ce remue ménage, ce déménagement en toute hâte. On ne me dit rien à moi. Grand-mère est au courant, elle ! Je les ai vus discuter à voix-basse, en me regardant du coin de l'oeil. Qu'ai-je fait ; je les gêne ? Beaucoup de questions, auxquelles je me promets, dans ma  petite tête d'apporter des réponses. J'aime savoir, même si, des fois, il ne faut pas.

Dans la cour, Pataud, lui aussi à l'air de s'interroger. Il ne remue pas sa queue ; il doit nous prendre pour des fous à courir ainsi dans tous les sens. Ayant droit à une petite pause, je vais le rejoindre ; il est content, les oreilles se redressent, la queue reprend son va-et-vient. Je viens me blottir contre lui ; pour chercher un peu de chaleur, un peu de réconfort. Oui, c'est de cela que j'ai surtout besoin ; maintenant, je me rends compte qu'il me faudrait être entouré, rassuré. Pour la première fois, et j'en suis sûr, j'ai peur ; terriblement peur. Il me semble que tout bascule autour de moi ; il me semble divaguer. Et là, bien serré contre mon chien qui me lèche partout, je pense encore à Maman, à mon grand-père ; comme j'aimerais les avoir à mes côtés. Eux seuls sauraient trouver les mots pour me rassurer, pour m'encourager, et me dire que rien n'est perdu. Comme ils me manquent ! Avec eux, je serais prêt à affronter tous les dangers. Mais, j'y pense ! Cela est déjà arrivé pourtant. Dans ma tête, passent tous les évènements vécus : à Limoges, à Saint-Amand, à Limoges, encore ! A chaque fois, j'ai frôlé le pire, mais vraiement sans m'en rendre compte. En réalité, je n'avais été ; chaque fois, qu'un simple spectateur : je ne faisais que constater les dégâts ; quand il y en avait. Maintenant, je devenais acteur ; un mauvais acteur, sans rôle exact, sans texte à apprendre, sans scénario. Rien n'était écrit, je ne pouvais improviser ; je n'avais pas droit à la parole, j'obéissais, tout simplement, tout bêtement, comme un âne "Fais ceci, fais cela, viens ici, va la-vas". J'agissais ; comme un automate.

D'un seul coup, je me réveille. Grand-mère ferme les volets, en bas, en haut ; elle pousse des verrous, de l'extérieur, des targettes, à l'intérieur ; tout cela grince, coine ; "il faudra mettre de la graisse".

Deux grands seaux sont pleins ; c'est la nourriture du cochon - "Grand-mère, tu veux que je donne à manger aux poules et aux lapins ?

- Pas la peine ! c'est fait. Je ne t'ai pas attendu !

- Ah, bon !"

Je vois grand-père installer des chaînes à l'entrée de sa réserve. Il fait de même à la petite porte du grenier ; il ajoute même un vieux cadenas ; il le ferme, mais pourra-til le rouvrir ? Il n'y a pllus de clé depuis longtemps !

Plusieurs fois, il fait le tour des bâtiments pour s'assurer sans doute n'avoir rien oublié.

"Allez, en route, montez dans le tombereau, vous serez mieux ; vous pourrez vous appuyer contre les ridelles.

- Mais grand-père, ou va-t-on ?

- Tu verras, grimpes ".

Avant d'avoir eu le temps de réagir, il me prend sous les épaules et hp, me balance juste à côté de grand-mère, déjà installée. Il appelle Pataud, l'attache à l'arrière de la charette, en lui laissant quelques mètres de corde.

Nous voilà partis. Pour combien de temps ? Et les bêtes, elles restent là ?

"Grand-père, tu n'amènes pas le cochon, ni les poules, les canards, les lapins ?

- Où veux-tu que je les mette ; ils attendront qu'on revienne.

- Ah, bon ; alors !"

Voilà enfin une nouvelle : nous reviendrons. Reste encore à savoir, quand ? Dans combien de temps ? comme d'habitude : nous verrons !

Se plaçant en tête de convoi, l'aiguillon sur l'épaule, il hurle presque.

"Ca y est, vous êtes prêts ? Alors, on y va ; hue ! Vous derrière, vous ne dites rien ; pas de bruit !"

Placés en queue du cortége, nous voilà partis. La première halte ne tarde pas. Arrivés à la châtaigneraie, nous nous arrêtons. Grand-père grimpe en haut de son échelle. Après un court instant d'observation, il redescend. Même s'il ne parle pas fort, je l'entends très distinctement dire à grand-mère : "Ca brûle toujours, partons :". Là, j'ai compris ; mais qu'est-ce qui brûle ?

Dans le plus grand silence, nous redemarrons. Bringuebalés, à droite, à gauche, nous traversons des bois, des champs, encore des bois ; nous franchissons, parfois avec difficultés, des ornières, heureusement aséchées, mais en grand nombre. Enfin, presque à la tombée du jour, et après plusieurs petites poses, en plein milieu d'un bois, grand-père nous autorise à descendre : "Bon allez, maintenant, ça va ; nous ne risquons plus rien. Personne ne pourra nous trouver ; nous allons passer la nuit cici,  et demain matin, nous verrons."

A peine descendu, tout seul, comme un grand, je m'emprese d'aller détacher mon brave Patud. Pendant tout le trajet, il n'a pas manifesté ; pourtant, je suis certain, que comme moi, il se pose un tas de questions ; il doit partager mon inquiètude. De surcroît, je crois bien qe c'est la première fois qu'il se retrouve attaché à une corde. Libre comme l'air, il a ses habitudes, et n'y déroge jamais. Il sait où il peut, ou ne peut aller ; il connait les interdits : la cuisine, l'étable. La nuit, il a sa niche bien à lui, sans laisse, prêt à sauter sur le premier intrus. A le regarder, je ne trouve pas d'autre expression : il a l'air d'un chien battu. Pas très original, je sais. Je n'ai pas le temps d'arriver à la charrette, que : "Laisse le chien où il est, il ne bouge pas ! reste avec lui, si tu veux !" Je n'insiste évidemment pas, et commence à carresser mon bon toutou. Pendant ce temps, grand-père libére les vaches de leurs jougs ; pauves bêtes, elles aussi doivent être fatiguées ; il les attache à un arbre, en leur laissant beaucoup de corde à chacune. mais, que vont-elles trouver à brouter ? Il n' y a que de la mousse, des feuiles, un peu d'herbe, mais très peu. Grandmère est déjà en pleine activité ; après avoir déchargé quelques paniers, elle fait son tri ; dans la précipitation, peut-être a-t-elle oublié quelque chose. Penché sur mon compagnon, encore parti dans d'autres lieux, avec d'autres gens, je n'entends pas grand-père s'approcher de nous : "Michel, viens avec moi, il faut que je te parles". Je sors de ma semi-léthargie, sursaute :

"Que veux-tu, grand-père ?

- Suis moi, ne restons pas ici"

Me prenant par la main, il m'entraine un peu plus loin, dans une sorte de clairière.

"Miche, tu es assez grand, aussi, je vais te dire pourquoi nous avons quitté la ferme aussi rapidement. Tu sais, cet après-midi, lorsque je suis parti à vélo pour me rendre au bourg, et que je suis revenu très vite...

- Oui, grand-père.

- Devines un peu ce que j'ai vu ?

- Quoi ?

- J'avais à peine passé le chemin de Pragoueix, que j'ai vu des flammes qui montaient tout droit dans le ciel, dans la direction d'Oradour.oradour Plus j'avançais, et plus je voyais des choses horribles. La minoterie, au bord de la Glane était en feu ; chez Marcel, chez Roger, partout, tout brûlait : les maisons, les granges, les hangars. Plus je m'approchais du bourg, plus je sentais la châleur m'envahir. Dans le dernier virage, juste avnt l'étang du Chalet St Vincent, j'ai aperçu à travers les arbres, des mitrailleuses installées au milieu de la route : c'étaient des allemands ; il y en avait partout. Ils couraient dans tous les sens ; ils criaient beaucoup. Ils ne m'ont pas vu ! Tu sais, ton grand-père, il est vieux ! Mais, sans descendre, j'ai pris mon vélo par la selle, et j'ai fait demi-tour, sans tomber, et j'ai appuyé bien fort sur les pédales, pour revenir à la ferme.

- Mais, grand-père, pourquoi les allemands sont à Oradour, et qu'ils brûlent tout ?

- Et comment veux-tu que je le saches ! Tu sais, ici les gens sont tranquilles. Il n'y a pas de résistants ; ou ils sont partis ailleurs ! Avec les autres !

- Mais grand-père, pourtant, les deux messiers qui sont venus au Glanet, en voiture, l'autre jour ; c'est bien des résistants, il y avait des armes dans leur camionnette ; je les ai vus ! (j'avais remarqué cela dans la semaine, sans rien dire).

- Oh ! ceux là, ils sont pas bien dangereux ; ils font ça pour se faire voir : ce sont des godelureaux ; pour plaire aux filles, c'est tout.

- Ah bon ! Alors, eux ils font pas la guerre ?

- Ca risque pas !

- Mais, alors, grand-père, pourquoi sommes nous partis ;  nous non plus, on fait pas la guerre !

-Nous sommes partis, parceque si l'envie leur prend de passer par le Repaire, ils vont faire comme à Oradour : tout brûler ; et comme nous sommes les premiers en quittant le bourg, tu comprends.

- Mais grand-père, chez Raymond, et chez Mathieu, aux Cros, ils sont encore plus prêt, eux.

- Oui, je sais, mais ils font ce qu'ils veulent. S'ils tiennet à rester, qu'ils restent. Mais, les connaissant, et placés comme ils le sont, ils auront vules flammes bien avant nous. T'inquiètes pas, ils ont dû partir, eux aussi.

- Et Julien, pourquoi l'avons-nous pas attendu ?

- Oh ! il sera sûrement parti avec d'autres gamins. Le maître se sera occupé d'eux !"

J'étais rassuré ; en partie ; et puis je savais même pas où nous étions, et pour combien de temps. Puisque mon grand-père était, enfin, décidé à me parler, autant en profiter : " Grand-père, mais où sommes-nous, où nous as-tu emmenés ?

- Nous sommes dans le bois de chez Micoud ; on l'appele le taillis des brandes. Nous ne sommes pas lloin d'Orbagnac. Je connais bien ; dans ma jeunesse, j'avais des camarades qui habitaient là. Le dimanche, nous partions à vélo, parfois même à pied, pour aller danser à la Malaise. Noun dei Di ! on rigolait bien ! Maintenant, c'est fini tout ça, il y a les automobiles ! Et puis, il y a plus de jeunes ; ils sont à la guerre !

- Combien de temps nous restons ici ?

- Je sais pas ; pas trop j'espère ; en espérant qu'il n'y aura pas d'orage. Demain, j'irai voir ça de plus prés !"

Lorsque nous revenons, grand-mère a installé une couverture sur le sol. Elle a sorti quelques victuailles de ses paniers, elle a même emmené un peu de vaisselle : des assiettes, des verres. A chacun elle distribue un peu de cochonaille, avec un peu de pain. Elle n'a même pas oublié d'emporter un peu de cidre pour grand-père. A la première vache située la plus prés de nous, elle soutire un peu de lait pour elle et pour moi. Avec une pomme pour terminer, mon premier repas sur l'herbe s'achève. Ne seraient-ce les circonstances, je trouve cela amusant ; pas trés confortable, mais marrant !

Ayant obtenu l'autorisation, je donne à  manger à Pataud. Conservant la laisse occasionnelle à laquelle il était attaché depuis longtemps, et le libérant de la charrette, nous partons tous les deux. Grand-père me demande de ne pas trop nous éloigner. "Ne t'inquiète pas, j'emmène Pataud à la Clairière où nous étions tout à l'heure ; j'ai vu un point d'eau, il va aller boire, et je le ferai courir un peu".

Depuis nôtre dernière conversation, j'ai la très nette impression que le courant entre nous deux, passe beaucup mieux. Même si la peur m'a souvent tenaillée pendant cette journée, je n'ai rien dit, et ne me suis jamais plaint. J'ai sauvé les apparences !

Après nôtre petit repas champêtre, nous restons assis, sans trop parler.J'ai toujours Pataud à mes côtés. Grand-mère n'est pas trop contente : "T'aurais pas dû raconter tout ça à ce gamin ; tu vas lui faire peur." Si elle savait... grand-père ne lui répond pas ; il hausse les épaules et lève un bras, signe qu'il n'y a plus rien à ajouter.

Il y a déjà longtemps que la nuit est tombée. Nous montons tous les trois dans le tombereau. Grand-mère a installé des couvertures, un couvre-pied ; il y a même un édredon. Serrés tous les trois l'un contre l'autre, grand-mère à mes côtés, les nerfs sans doute épuisés à la suite de cette fuite (c'est le mot) je m'endors très vite. Peut-être en est-il autrement pour mes grands-parents ; sûrement, grand-père doit monter la garde. Et Pataud ? Ils ont bien voulu que je l'attache sous nôtre "véhicule".

Le lendemain matin, lorsque je me réveille, je suis tout seul. Grand-père n'est pas là ; grand-mère, elle, a trait les vaches ; ces pauvres bêtes n'ont pas été "libérées" la veille. Je déjeune avec un peu de lait froid, et avec des gâteaux secs ; il y en a une pleine boîte en fer. J'en garde deux ou trois que je cache dans la poche de ma culotte courte ; je les donnerai à mon copain, à mon compagnon de malheurs.oradour1

Maintenant que j'ai bien dormi, que mes idées sont bien en place, que je sais surtout pourquoi nous sommes ici, même si la peur est encore en moi, je me sens un peu rassérené. Grand-père a sans doute raison : il nous fallait quitter la ferme, et nous mettre à l'abri. D'ailleurs, le voilà qui revient ; il a même emmené Pataud avec lui ; sans laisse. C'est à peine croyable. Il revient, avec deux seaux pleins d'eau. Il est allé la chercher dans la clairière où nous sommes allés hier. Il les donne aux vaches ; elles ont soifs ; en trés peu de temps, les deux ustensiles sont vidés "Dans l'après-midi, nous essaierons de les faire paître là-bas ; il y a un peu d'herbe, mais attendons".

Depuis que je suis levé, il me semble entendre des bruits déjà entendus ailleurs : à Limoges. Ce sont des chenillettes ou des engins du même type, j'en suis certain. Mon sang ne fait qu'un tour, la panique me saisit à nouveau. Grandpère s'en aperçoit "Ne t''inquiète pas, nous ne risquons rien ; entre nous et la route, il y a plus de cent mètres de bois ; mais si nous sommes mieux cachés, nous sommes beaucoup plus prés du bourg qu'à la ferme". Je ne suis pas trop rassuré, quand même. Dans ma tête, les bruits sont près, trop près !

Le dimanche, habituellement, se sont d'autres bruits que nous entendons. Ceux des enfants qui passent sur la route, au bout des prés, sur le pont du Glanet. A pied, à vélo, ils se rendent au bourg. Endimanchés, accompagnés d'un parent lui aussi dans ses pllus beaux atours, tous ceux qui vont encore au catéchisme se rendent à la messe. eglise_1D'autres, des adultes vont acheter une petite gâterie chez le boulanger-patissier du bourg. Ils en profitent pour faire un tour, bien souvent au café, sur la place du champ de foire. Ils y rencontrent d'autres cultivateurs des hameaux voisins.

Aujourd'hui, nous ne voyons rien, et pour cause. Nous n'entendons rien, si ce n'est ces bruits intermittents et désagréable, qui ne présagent rien de bon.

Après notre repas froid de midi, grand-père prend la décision d'aller faire une reconnaisance du côté du bourg. Il veut voir, de ses propres yeux, ce qui se passe exactement. Il est relativement inquiet. Dans la matinée, à plusieurs reprises, nous avons très nettement perçu des crépitements d'armes automatiques ; des rafales, brèves, à répétition. Après réflexion, il revient sur son idée d'emmener les vaches dans la clairière ; il la repousse à plus tard.

"Vous en bougez toujours pas... Michel, si tu veux partir avec le chien, ne t'éloigne pas trop. Je n'en ai pas pour longtemps. Dans une demi-heure, je serai de retour".

Aussitôt, armé d'un simple bâton pour écarter les branchages et se faire un passage au travers des buissons, il part.

Son absence me pése. Grand-mère ne dit rien. J'ai la trés nette impression qu'elle s'inquiète ; et si grand-père ne revenait pas ? Si les allemands, sur le qui-vive venaiient à le surprendre ? Je ne suis vraiment pas tranquille. Je ne pense même plus à aller promener Pataud. Je suis transi, figé ; j'ai encore peur ; peut-être encore plus. Que faire sans grand-père ?

Heureusement, il ne reste pas trop longtemps absent.

Dès qu'il apparaît, mon coeur recommence à battre normalement.

"Rien n'a changé ; ils sont toujours là ; tous leurs véhicules sont alignés, les uns derrrière les autres. Il y en a au moins sur un kilomètre. Il n'y a plus de flammes, mais beaucoup de fumée. Il ne reste plus rien. Tout est brûlé ; ça sent mauvais ; une drôle d'odeur, c'est presque irrespirable. Et pourtant, les allemands vont et viennent, d'un véhicule à l'autre. Cette odeur ne les gêne pas ! Pour l'instant, on ne bouge pas d'ici. Nous resterons encore cette nuit. Demain dans l'après-midi, je retournerai voir si il y a du nouveau."

Le reste de l'après-midi nous semble terriblement long. Quelquefois, je pars avec Pataud, jusqu'à la clairière. A plusieurs reprises, grand-père va chercher de l'eau pour les bêtes ; elles sont sages, et ne brament pas une seule fois. Et puis, même, comme dit grand-père pour me rassurer, ce n'est pas en entendant des vaches, que les allemands vont s'alarmer ; des vaches à la campagne, c'est normal ! Je n'y avais pas pensé ! Et Pataud ? Lui, il n'aboie jamais, sauf quand il est vraiment content, et c'est pas le cas, ou quand il aperçoit un inconnu ; ce n'est pas le cas, non plus, tant mieux !

En été, au mois de Juin, les journées sont longues. Encore plus aujourd'hui. J'ai hâte d'aller me coucher, et de dormir. Pendant ce temps, je ne pense à rien.

C'est seulement lorsqu'il fait nuit noire que nous regrimpons dans le tombereau. Si grand-père chuchote un petit moment, sans doute pour tenter de nous rassurer, grand-mère, elle, ne dit toujours pas un mot, sauf pour demander à grand-père de se taire et de nous laisser dormir. Cela ne tarde pas.

Quand je me réveille, chose inhabituelle, c'est grand-père qui trait les vaches. Encore du lait, du bon lait à disperser dans les quelques saignées qui nous entourent. Quel gachis ! Je pense à tous les copains de Limoges qui eux me manquent. Mais que font-ils en ce moment ? Peut-être que d'autres bombardements sont intervenus. Et maman, et mes grands-parents, que font-ils ? Bien sûr, ils ne peuvent pas s'imaginer que depuis deux jours, nous avons quitté la ferme, et que nous nous cachons en plein milieu d'un bois. Moi, je pense souvent à eux. Ils me manquent énormément, et ne peuvent rien faire pour moi, pour nous ! A bien réfléchir, il vaut mieux qu'ils ne sachent rien ; surtout ma maman ; je la connais bien, elle serait encore plus malheureuse que moi.

Me voilà à nouveau reparti dans mes pensés. Pas pour longtemps. Grand-père met son doigt devant la bouche, pour nous demander de ne rien dire, de ne pas bouger.

Effectivement, il se passe quelque chose au bourg. Il y régne apparement une grande agitation. On perçoit très nettement des bruits de moteurs qui tournent, des chenillettes qui se déplacent, des exclamations peut-être des ordres donnés. On peut tout imaginer ; on ne voit rien. Grand-mère est de plus en plus anxieuse ; elle se retourne fréquemment vers son époux, dans l'espoir de le voir prendre une décision. Mais comme prévu la veille, il préfére attendre le début de l'après-midi, pour partir en reconnaissance.

Notre second pique-nique de la mi-journée se passe dans un calme absolu. Personne ne parle ; chacun s'observe. Seul, Pataud, libéré de sa laisse, tourne inlassablement autour de nous pour quémander un peu de nourriture. Etrangement, plus aucun bruit ne nous parvient du bourg. Absolument rien !

Dès le repas terminé, visiblement impatient de savoir, grand-père je jette sur son grand baton et s'éloigne.

"Grand-mère, crois-tu que nous allons rester encore longtemps ici ? Surprise par le ton triste avec lequel j'ai posé ma question, pas plus enjouée que moi, elle se contente de hausser les épaules : "Je n'en sais pas plus que toi, attendons que ton grand-père soit de retour."

Son absence se prolonge assez longtemps. Lorsqu'il débouche du dernier buison, sans attendre de nous avoir rejoints "Allez, on plie bagages, il n'y a plus de danger ; les allemands sont partis en fin de matinée. J'ai aperçu des gens du pays qui se rendent au bourg. Il y a beaucoup d'agitation." J'ouvre de grands yeux, et me retourne vers mon bon copain : "Pataud, nous rentrons à la maison ; ce soir tu vas coucher dans ta niche". Je n'ai pas le temps de trop m'épancher : "Michel, laisses le chien, viens nous aider : dones un coup de main à ta grand-mère ; moi, je m'occupe des bêtes". Eh bien, voilà, ça recommence ; comme samedi !

Comme si tout avait été bien réglé, lorsque grand-père achéve d'atteler les bêtes, grand-mère, avec mon aide, quand même, termine le chargement des charrettes.

Tout le monde à pied ; grand-père, devant, ne prend plus de précaution ; à voix haute et ferme, il encourage les vaches à avancer. Derrière, nous ne trainon pas non plus. Pataud, lui va de droite à gauche, et remue la queue. Il a compris, et sa truffe sent déjà l'air de la demeure familiale. Le tombereau et la charrette grincent de plus en plus. Les ornières, les saignées sont franchies sans prendre trop de ménagements. Pourtant, grandpère a pour habitude de soigner son matériel. Là, ill faut avancer et vite. Je suis sûr que lui aussi commençait à trouver le temps long ; mais il ne disait rien, et ne laisser rien paraître. Peut-être pour ne pas nous décourager encore plus.

Lorsqu'après avoir traversé la chataîgneraie, nous apercevons la ferme, je me sens revivre. Enfin, tout va de nouveau revenir comme avant. Plus besoin de se cacher, je vais pouvoir recommencer à courir dans les prés, retourner pêcher avec Julien, attraper des écrevisses, m'amuser avec mon chien, retrouver mon lit.

En arrivant aux abords de la batisse, ce qui me surprend le plus, c'est le silence total : personne, pas un bruit si ce n'est le cochon, qui sentant nôtre présence, grogne de plus en plus. Grarnd-père conduit nos deux véhicules jusque devant le jardinet, pour faciliter le déchargement. Il détele les vaches, et me demande de les mener au pré ; ce que je fais avec empressement. Je retrouve mes habitudes. Lorsque je reviens, mes grands-parent s'activent après avoir fait sauter verrous, chaines et tout autre système de fermeture, ils se pressent de nourrir tout le cheptel. Désirant me rendre utile, ayant retrouvé un meilleur moral, je grimpe sur le tombereau et décharge tout ce qui n'est pas trop lourd pour mes petits bras.

Au bout d'un moment, sans doute un peu fatigué de monter et de descendre du tombereau, je m'accorde une petite pause. Je pense à Julien ; comment se fait-il qu'il ne soit pas là. Où est-il passé pendant les deux jours précédents ? Ne nous trouvant pas ici samedi au retour de l'école, il ne serait pas reparti sans nous prévenir. Peut-être est-il chez un voisin ? Lorsqu'il n'y a pas de travail d'urgent à la ferme, cela lui arrive. Il a un bon copain, au Repaire, qui, comme lui est réfugié et sans aucune nouvelle de ses parents.

Alors que je m'apprête à remonter dans le chariot, j'aperçois Victor qui traverse le pré en contrebas et qui vient vers moi. C'est le fils de nôtre voisin le plus proche ; c'est un échalas pas bien fûté, mais très gentil et pas fainéant.

"Bonjour, Victor, comment vas-tu ?

- Oh ! ça va pas très bien, avec toutes ces miséres !

Et Pierre il est pas là ?

- Si, si, attends je vais le chercher".

Je fais le tour de la batisse et je retrouve grand-père dans la grange, avec grand-mère. Ils profitent de nôtre "déménagement" pour mettre un peu d'ordre avant les battages.

"- Grand-père, il y a Victor qui veut te voir".

Nous repartons tous les trois dans la cuisine, où Victor nous attend ; il est impatient, et n'attend même pas que nous soyons assis. Grand-mère lui sert un verre de cidre.

"Mais où étiez-vous passé, durant ces deux jours, vous nous avez fait peu ! Dimanche matin, le pére en s'approchant de la rivière, il n' a pas vu les vaches dans le pré ; il est revenu à la maison, et m'a demandé d'aller voir ce qui se passait ici. Quand je me suis trouvé prés de la ferme, j'ai entendu le cochon ; j'ai regardé dans la porcherie, il avait tout mangé le gaillard, il dormait tout son soûl, et il grognait. J'ai pensé que vosne deviez pas être bien loin ; et pui, j'ai vu toute la volaille et les lapins ; ils avaient encore à manger ; alors, je me suis dit : Pierre il y a pas longtemps qu'il est parti, avec la Louise et le petit" (Tout cela raconté en patois limousin, bien sûr ; la traduction me sera faite par grand-père, plus tard).

Grand-père lui raconte, en patois, aussi, nôtre fuite précipitée et nôtre séjour en plein air, dans le aillis de brandes, pas loin d'Orbagnac. Victor, à ce nom, sursaute : "Mais vous savez pas, vous n'avez rien vu ? Les allemands sont passés par là !" Grand-père lui répond que samedi quand nous sommes arrivés dans nôtre bois, il faisait presque nuit. Victor semble rassuré ; il boit un bon coup et reprend : "Alors, vous n'êtes pas au courant de tout ce qui s'est passé à Oradour ? C'est l'horreur ! Ils ont tout brulé ; ils ont massacré tous les gens, il n' y a plus personne de vivant, sauf Madame Rouffanche : rouffancheelle s'est sauvée par une fenêtre de l'église et elle est restée cachée entre des rangs de petits-pois dans le jardin du curé ou de l'instituteur, je ne sais pas au juste. Sacrée femme, c'est qu'elle est pas toute jeune". Après un autre cup de cidre, il continue : "Ils sont enfermé toutes les femmes et tous les enfants dans l'église,  et ils ont mis le feu ; ils sont tous brûlés, sauf deux petits gars qu'on a retrouvé dans le confessionnal qui est resté intact ; pauvres diables, ils ont dû mourir asphyxiés". On ne peut plus arrêter Victor ; il faut qu'il raconte tout ce qu'on lui a dit ; il continue : "on a trouvé des hommes exécutés dans les granges ; paraît même que certains auraient été jetés dans des puits, et puis d'autres qui auraient voulu s'enfuir, ont été fusillés devant chez eux. A la poste, les employées ont été exécutées juste avant le départ des soldats ; ils ont dû abuser d'elles. Dimanche, les gens du coin qui n'avaient pas vu revenir les petits, ont voulu s'approcher du gourg ; ils ont été surpris par de sentinelle et fusillés ; ils avaient installé des mitrailleuses à toutes les entrées du bourg. (Grand-père s'en était aperçu). Dimanche, Antoine a voulu passé par la rivière pour aller voir, lui aussi ; son neveau était parti à l'école, samedi matin et il n'est pas revenu ; comme tous les autres. Au Repaire, tous ceux qui étaient partis à l'école sont mort. Mais, et Julien il est pas avec vous ; lui aussi est  parti à  l'école, samedi ?" Grand-père lui répond qu'il n'avait pas besoin de lui à la ferme ; et si il avait sû ! Victor nous apprend que chez Raymond, aux Cros, eux aussi ont quitté la ferme, très tôt dans l'après-midi du samedi ; ils sont partis chez l'ainé au Breuil et sont revenus juste avant nous, au début de l'après-midi. Tout d'un coup, il repense à Julien "Pauvre diable, lui qui avait déjà plus ses parents, c'est y pas malheureux. Mon pauvre Pierre, mais pourquoi ont-ils fait ça ? Ma pauvre Louise, mais qu'à-t-on fait au Bon Dieu, pour mériter ça ?" Et sans que rien ni personne n'est pû le prévoir, il se met à pleurer. Grand-père s'approche de lui "Victor, mon gars, rentre chez toi, tu vois bien qu'on ne peut plus rien faire ; mais te tracasse pas, on les retrouvera les salauds qui ont fait ça, on les retrouvera, et, même si nos gamins ne reviendront pas, on les jugera et on les punira ; allez rentre à la ferme, tu dis aux parents qu'ont est rentrés, et tu leur passes le bonjour". Après s'être mouché à plusieurs reprises, essuyé les yeux et le nez, terminé son verre de cidre, Victor descend le pré, traverse la rivière et rentre chez lui ; la ferme est juste derrière les arbres qui bordent le Glanet.eglise_11

Le voisin parti, mes grands-parents restent longtemps immobiles, silencieux. Sans doute, pensent-ils à Julien. Je crois qu'ils l'estimaient beaucoup. Peut-être, l'aimaient-ils, un peu ?

Grand-père, après un long moment de pensées et de réflexions, se lève de la chaise : "Quand même, nous sommes vivants, alors que les allemands sont passés à moins de deux cents mètres d'où nous étions ! Heureusement qu'ils ne sont pas restés dans le coin ; mais comment savoir ?"

Oui, comment savoir que les allemands passeraient justement du côté où grand-père pensait lui, nous mettre en sécurité. Mais surtout, comment imaginer, ne seule seconde qu'ils allaient venir spécialement incendier le bourg et en massacrer tous les habitants, et particulièrement les enfants présents dans l'école ?

Grand-mère doit certainement y penser ; ne voulait-elle pas que je termine mon année scolaire à Oradour ? Et si maman n'avait pas insisté ? Encore une fois, maman, quelqu'un, tout la-haut dans le ciel t'aura guidée dans ta décision, prise sans aucune hésitation ; encore une fois, un ange, toujours le même, nous aura protégés tous les deux.

Merci à cet ange ; merci Maman ; comme tu me manques, en ce moment !

Le reste de la journée se passe très vite ; j'aide grand-mère à finir de ranger ; avec mon copain Pataud, je fais rentrer les vaches qui vont retrouver leur étable et la litière toute propre que je leur avait préparé samedi avant nôtre départ précipité.

Contrairement aux habitudes, le repas du soir est copieux. Pas de soupe au lait, mais une bonne omelette avec du jambon, des fraises du potager, et mon verre de lait, tout chad. Plus tard, après quelques caresses à mon chien, je pars me coucher avant mes grand-parents.

Le lendemain matin, aprés avoir retrouvé le plaisir de déguster un bon petit-déjeuner, j'aide grand-mère à nettoyer le clapier ; ce n'est vraiment pas ce que je préfère le plus ; et aujourd'hui, il y a beaucoup de travail. Je ne vois pas grand-père, et m'étant aperçu que les quatre vaches étaient dans le pré, il n'est sûrement pas aux champs. Je demande à grand-mère : elle me dit qu'il est parti au bourg, pour savoir exactement ce qu'il s'est passé ; peut-être aussi se renseigner au sujet de Julien.

Quand grand-père revient, il est très déçu. Il n'a pû pénétrer dans le bourg, l'accès en étant interdit par les autorités. Il ne pourra y revenir que demain ; peut-être !

Les seuls renseignements qu'il a pû obtenir, l'ont été par des témoignages de gens qui ont réussi à s'infiltrer, malgré les contrôles. Malheureusement, tout ce qu'il a appris, ne fait que confirmer, avec quelques détails supplémentaires, le récit épouvantable du brave Victor.

Il envisage donc donc d'y retourner demain, avec des femmes du Repaire qui sont toujours sans nouvelles de leurs petits depuis samedi matin et leur départ pour l'école. Pourtant, maintenant, elles savent, mais continuent à espérer. Grand-père nous raconte que cela fait pitié de les voir dans un état pareil. Cela fait trois jours et trois nuits qu'elles vivent dans la crainte de la triste vérité ; trois jours et trois nuits qu'elles n'ont pas fermé l'oeil. Il est complétement bouleversé. Mais quoi faire, là-aussi ? La plupart des maris sont en captivité, elles ont souvent la charge d'un ou de plusieurs prarents âgés, qui depuis longtemps ne travaillent plus ; et maintenant, leur enfant a été massacré par des criminels, par des barbares. Qu'ont-elles fait, elles aussi, pour souffrir ainsi ? Elles qui sont dures à la tache, qui se lèvent tôt, qui travaillent toute la journée ; et pour gagner quoi ?

Même à mon âge, à huit ans à peine, je trouve que toutes ces personnes sont encore plus malheureuses que celles de la ville. C'est vraiment maintenant que je prends conscience du terrible drame vécu par ces femmes ; je les connais ; je les ai vues plusieurs fois : aux battages, à l'épicerie du Repaire, où on trouve de tout ; et puis ce sont les mamans de mes copains, de mes copines ; certaines, même, sont de lointaines cousines. A  Limoges, je n'ai jamais ressenti de si près la souffrance. On sait, on entend parler, d'untel qui a été fussillé, d'une telle qui a été capturée et expédiée dans des camps de la mort ; oui, on sait, mais on ne connait pas ; ou si peu § Ici, on se connaît tous ; même moi qi ne suis pas du pays ; qui ne suis pas un "pays". Tout d'un coup, alors que je suis reparti aux près, mon brave Pataud toujours à mon côté, je pense : Alors, si c'est vrai, si ils sont tous morts, jene les reverrai plus ; plus jamais ; aux  prochains battages, il n'y aura plus que des grands, ceux qui ne vont plus à l'école et qui travaillent. Ils auront tous plus de quatorze ans, et certificat d'études ou pas, les  femmes comptent sur eux. Je serai tout seul ! Toujours !

Quand je remonte à la maison pour prendre le repas de midi, je pense toujours à ceux que je ne reverrai plus jamais.

Nous sommes encore à table ; grand-père est là ; lui aussi ne semble pas remis de toutes les histoires apprises dans la matinée et contrairement aux autres jours, il ne monte pas faire sa sieste et reste à discuter avec nous.

Pataud aboie ! Mais, c'est pour manifester sa joie ; quelqu'un doit approcher. Nous n'avons pas le temps de nous lever pour voir qui arrive ; on entend le bruit d'un vélo que l'on appuie contre le mur de la cuisine ; Pataud n'aboie plus ; la porte s'ouvre : "Maman, maman ! - Mon petit Michel, oh mon petit, tu es là, tu es bien là, tu es vivant, merci Mon Dieu, Ô, Merci, Merci...! - Maman, ma petite Maman..."

Pleurant à chaudes larmes, serrés l'un contre l'autre, à s'étouffer, nous restons ainsi pendant de longues minutes. Maman me regarde.... et elle me regarde ; comme si elle ne n'avait pas vu depuis des années, comme si j'arrivais d'une autre planète ; elle me caresse le visage, et elle pleure, elle pleure... Et moi, je me dis que c'était cela qui me manquait ; maintenant, surtout ! J'avais besoin de ma Maman, de ses bisous, de ses caresses ; plus rien d'autre ne comptait ; Maman, ma maman était là, avec moi, enfin !

C'est seulement après un très long moment que maman pense à dire bonjour aux grands-parents ; elle s'excuse. Grand-mère, encore sous le coup de la surprise, lui demande si elle veut bien prendre quelque chose : "S'il vous plait, vous me servez uniquement un peu à boire ; j'ai terriblement soif, et je suis en nage". Grand-mère lui sert un verre de lait et un verre de limonade : "Tenez, buvez : mais, vous arrivez de Limoges ; à vélo ? - Oui, bien sûr ; je suis partie de la maison ce matin, vers neuf heures. Je suis passée par des petites routes pour éviter les convois allemands qui remontent vers le Nord. Je suis descendue vers la Vienne que j'ai longée pendant tout mon trajet : Condat, Aixe-sur-Vienne, Saint-Priest, Sainte Marie de Vaux, Saint Victurnien, la Malaise ; j'ai parcouru au moins quarante kilomètres ; c'est long !" Grand-père se tourne vers le réveil posé sur le dessus de la cheminée : "Vous avez mis cinq heures, bon poids".

Maman, après s'être désaltérée me prend sur ses genoux et s'adressant à nous tous : "Vous savez, depuis Samedi, nous ne vivons plus ; je vais vous dire pourquoi ! Avec maman, nous avions décidé de venir passer deux jours avec Michel, pour son anniversaire. En accord avec papa, et le votre, bien évidemment, nous serions restées toutes les deux le Dimanche, et nous serions reparties par le dernier tranway. Donc, samedi, toutes les deux, nous avonspris celui qui part à treize hueres de la gare. Comme tous les samedis, les gens de la campagne viennent chercher le tabac ; comme vous le savez, c'est le jour de la distribution. Quelques uns en profitent pour venir à  Limoges effectuer des petites courses dans le seul grand magasin où l'on peut trouver quelques broutilles. C'est aussi, pour certains, le jour de la distribution des tickets d'alimentation. Il y a donc pas mal de monde. Pendant le trajet, nous discutons avec deux personnes qui se rendent à Cieux.

En arrivant à la grange de Breuil, ce sont elles les premières qui aperçoivent des flammes dans la direction d'Oradour ; nous pensons tous à un incendie de grande envergure ; c'est juste après le virage de Laplaud, que nous découvrons cet horrible spectacle. Tout le bourg est en flammes ; sur le bord de la route, il y a des engins militaires de toutes sortes, principalement des auto-mitrailleuses à chenilles ; mais que se passe-t-il ? Nous n'avons pas le temps de nous poser des questions ; le tramway s'arrête ; nous sommes à l'entrée du bourg, devant les premières maisons. Tout à coup, nous voyons surgir dans le wagon, des allemands, la mitraillette au poing ; deux d'entre-eux se postent en bout de l'allée ; deux autres s'avancent : ils demandent les papiers d'identité ; avec un accent germanique mais dans un français très correct ; ils demandent à toutes les personnes nées ou habitant Oradour de descendre du train.

Pendant ce temps, des mitrailleuses ont été installées tout autour du tramay. Devant nous, à cent mètres, les flammes continuent de dévorer toute l'église. Des soldats courent de tous les côtés ; certains hurlent ; ils ressemblent à des fous. Nous sommes figés, horrifiés devant toute cette furie. Notre voisin de Cieux, un monsieur d'un âge avancé, n'est pas plus rassuré que nous ; d'un signe de la main, il nous conseille de ne rien dire, et de ne pas bouger ; conseil bien inutile, tellement nous sommes paralysées par la peur.

Toutes les personnes descendues du tramway, sont groupées. Sur un ordre, deux soldats séparent les femmes des hommes. Les premières sont dirigées vers le centre du bourg, avant de tourner à gauche dans la direction de l'église ; elles ont dû laisser au sol, toutes leurs courses effectuées à Limoges ; il y a des sacs, des cabas, des paniers. Les hommes, eux, encadrés par une bonne dizaine d'allemands sont dirigés, avec certaines brutalités, vers une ferme située un peu à droite d'où nous sommes ; ils disparaissent très vite de nôtre vue. Peu de temps après, nous entendons très  nettement des crépitements d'armes automatiques. Tous les quatre, nous avons immédiatement la même pensée : Mon Dieu, on vient de les exécuter ! Et puis, encore des bruits de rafales, secs, brefs. Plus loin, nous apercevons des soldats qui balancent je ne sais quoi, des objets sur les toits des maisons déjà en flammes ; peut-être des grenades ou quelque chose qui y ressemble.

Soudain, un grand vacarme : le clocher de l'église, s'effondre, l'instant d'après, c'est toute la toiture qui subit le même sort. Par les fenêtres, dont les vitraux ont éclaté, sortent encore des flammes, qui noircissent aussitôt tous les murs de l'édifice. Et partout, partout, le feu anéantit tout le village. Dans le wagon, la fumée parvient à pénétrer ; l'odeur est désagréable, insoutenable ; de plus, il fait chaud à l'intérieur ; nous suffoquons ; de part la chaleur, bien sûr, mais aussi et surtout de par le drame terrible, insoutenable qui se joue devant nos yeux. C'est tout ; tout, sauf de l'humanité. Comment des hommes, dignes de ce nom peuvent-ils agir de la sorte ? En eux, il n'y a que de la  barbarie, de la cruauté, de la sauvagerie ; oui, c'est cela, car si les bêtes, qui de par leur nature vivent de manière primitive c'est uniquement pour manger, pour survivre, qu'elles agissent de la sorte ! mais des hommes ? Même en éprouvant de la rancoeur, de la haine envers un autre, a-t-on le droit de détruire une vie, des vies ? C'est tout simplement inimaginable ! Il faut être placé comme nous le sommes pour pouvoir être persuadé que c'est malheureusement possible.

Et, aussi, que vont-ils faire de nous. Quel sort nous est-il réservé ? Peut-être sommes nous, tout près du pire !

Sans que rien n'est pû le laisser prévoir, nous sortons de nôtre torpeur : le tramway bouge : doucement, mais sûrement, il prend la direction de Limoges.

Combien de temps sommes-nous restés à assister à ce désolant spectacle ? Une demi-heure, une heure ? Personne ne pense à regarder sa montre.

Longtemps, chacun de nous reste plongé dans les images qui viennent de se dérouler devant lui.

C'est seulement après quelques minutes que nous commençons à commenter, à faire des hypothèses sur le devenir de tous ces gens resté à Oradour, à imaginer le drame vécu par la population locale, et sa souffrance !

Il est déjà tard quand nous arrivons à Limoges. Plusieurs fois, durant le trajet du retour, le conducteur a arrêté le tramway. A chaque fois, il s'est précipité ; sans doute, pour annoncer à tous, l'horrible tragédie à laquelle il venait d'assister.

Lorsque nous parvenons devant la gare des Charentes, dans le quartier Montjovis, 2687_20gare_20montjovisle tramway s'arrête. Deux hommes en civil montent dans le wagon ; c'est la gestapo. "Vous restez ici ; maintenant, c'est le couvre-feu, vous ne devez pas partir ; vous passerez la nuit dans le train. Demain matin, nous viendrons vous dire quand vous pourrez rentrer chez vous".

Nous restons ainsi toute la nuit, sans dormir, sans manger, sans boire. Nous ne sommes plus qu'une dizaine de voyageurs à être revenus de l'enfer. Tous, nous venons d'assister à l'horreur, à l'impensable ; pourtant, personne ne parle, personne ne bouge dans ce wagon ; des images défilent, encore et toujours !

Même avec maman, nous n'échangeons aucun propos. Nous pensons ; chacune de nôtre côté ! Sûrement, nous pensons à toi, mon petit Michel ; le doute nous envahit : et si ta grand-mère avait, malgré mes recommandations, décidé de t'envoyer à l'école ? Nous ne savons pas où tu es, ni ce qui a pû t'arriver. Et à ce moment, pendant toute cette longue nuit, nous ne connaissons pas encore ce qui s'est passé à Oradour ; le massacre de tous ces habitants, hommes, femmes, enfants. Comment pourrions-nous le savoir ?

Lorsque nous arrivons à la maison, ton grand-père est étonné de nous voir revenir si tôt. Lui aussi, n'est au courant de rien.

C'est seulement le soir, à la radio, nous sommes Dimanche, que l'on apprend que le bourg d'Oradour-sur-Glane a été incendié par la division blindée S.S. Das Reich, en guise de représailles. Sans d'autres détails.

Impatiente de prendre de tes nouvelles, j'annonce à ton grand-père, mon intention de rejoindre le Glanet à vélo. Il ne s'y oppose pas : "Si tu veux, Guiguite, mais à ta place, j'attendrais un peu ;  aurons-nous plus de détails demain ; et puis, sûrement que les allemands sont encore là-bas ; il faut être prudent !"

La journée de Lundi est longue ; toujours pas de nouvelles sur le drame d'Oradour ; je suis impatiente de partir. Et dans l'après-midi, un proche voisin, vient de nous avertir : "Les allemands ont incendié tout le bourg d'Oradour, et ils ont massacré tous les habitants". Je ne tiens plus en place, je veux absolument venir ici. Papa me conseille de partir demain matin, surtout maintenant que les allemands sont partis. Et voilà, vous savez tout. Vous ne pouvez imaginer ma joie de vous retoruver tous vivants ; mais Julien, il n'est pas là ?"

Grand-père lui annonce la mauvaise nouvelle. Sur la lancée, il lui raconte notre séjour dans la forêt voisine. "Vous savez, nous avons surtout fait cel apour Michel. Vous nous l'aviez confié, nous ne voulions pas qui lui arrive malheur". Maman est suffoquée : son gamin, pendant deux jours et deux nuits a vécu dans la forêt ; comment pouvait-elle imaginer cela.

"Et tu n'as pas eu peur, mon petit Michel ?"

"Non maman (menteur !), et puis grand-père nous a surveillés".

Plus tard, après le repas du soir, où maman à mangé de la soupe au lait comme moi, nous descendons jusqu'au bord de la rivière. Là, ele me demande si je veux rester ici ou revenir à Limoges.

"Maman, je veux rentrer avec toi, à Limoges et revoir grand-père ; lui aussi me manque. Tu sais ici, ils  sont bien gentils avec moi, mais je suis plus tranquille à la maison."

Après avoir passé une bonne nuit, nous préparons toutes mes affaires, mais maman en laisse beaucoup à la ferme : " Nous ne pouvons tout amener, nous serions trop chargés."

Il n'est pas neuf heures. A pied, nous  descendons jusqu'à la route. Pataud nous a suivis. Je lui fais des grosses caresses, et lui dit que je reviendrai bientôt. Grand-père, depuis le pré l'appelle. Il s'en va ; il va me manquer, mon brave toutou, mais je ne peux pas l'emmener avec moi ; et qui garderai les vaches, maintenant que Julien n'est plus là  ?

Grand-père a plié un sac, qu'il a fixé sur le porte-bagages du vélo ; ça va, je n'ai pas mal à mes petites fesses ; c'est plus confortable qu'avec Tata Madeleine à Saint-Amand, quand nous revenions de faire les courses à la campagne. Décidemment, je deviens un habitué de ce genre de transport ; et là, ce ne sont pas quatre ou cinq kilomètres qui m'attendent, mais une quarantaine, si j'ai bien compris les propos de maman, qui a décidé que nous repartirions par la même route emprunté par elle, la veille.

Nous avançons assez rapidement. Maman pédale encore plus fort que Tata.(voir carte ci-dessous, parcours effectué en vélo en rose) carte_limogesLa première fois où nous descendons de la bicyclette, c'est à la Malaise, pour regarder, avant de traverser la grande route qui relie St Junien à Limoges. Après, roue libre jusqu'à Saint-Victurnien, où nous nous arrêtons un petit moment ; nous buvons un peu d'eau, puis nous repartons, en longeant la Vienne, par une petite route, jusqu'à Aixe. après, nous marcherons souvent ; il y a beaucoup de côtes. Maman est contente, pas fatiguée du tout. En arrivant à Condat, le plus dur reste à faire. Dans une buvette on se repose un bon moment en buvant un peu de limonade. Il est plus de midi ; le temps ne m'a pas paru trop long ; je demande à maman si elle est fatiguée ; elle me répond que tout va bien, et que bientôt nous serons arrivés. Après plusieurs côtes et autant de descentes, nous passons en bas de la montagne des pins ; là, je connais bien. Après avoir traversé la Vienne, nous parcourons le reste du trajet à pied.

Il n'est pas encore deux heures de l'après-midi quand je monte les escaliers à toute vitesse pour aller embrasser grand-père. Lui auss, comme maman, il me regarde, longuement ; il sait maintenant tout ce qui c'est passé à Oradour ; il est content de me voir ; grand-mère aussi ; "Tu vas le lâcher ce petit ; moi aussi, je veux lui faire la bise ; chacun son tour". Et voilà, c'est reparti ! Je retrouve mon ambiance, et mes grands-parents ; qui se chamaillent, comme avant ! Mais je suis bien ici, je suis chez moi !

Même si c'est pas beau ; même si c'est vieux et triste !

Aujourd'hui, ce n'est ni vieux, ni triste ; c'est beau, et je suis avec tous ceux que j'aime ; beaucoup !

1 mars 2006

Oradour-sur-Glane - I - Le glanet

Le samei 3 juin, au matin, nous nous rendons à la gare de départ, Place Maison-Dieu, dans le quartier des Bénédictins. Après un contrôle d'identité Place Jourdan, nous montons dans le tramway électrique départemental.

Cahin-caha, à petite vitesse, et avec de nombreux arrêts, nous avons tout loisir de regarder le paysage.

A Oradour-sur-Glane, nous descendons au premier arrêt, juste après le pont sur la glane. avpontEvidemment, personne ne nous attend ; si le téléphone est l'apanage de certaines personnalités citadines, à la campagne, excepté à la poste, cela reste encore quasi inexistant. Peu importe, nous ne sommes pas trop chargés, et le kilomètre et demi qui nous sépare du "Glanet" est accompli tranquillement, sans se hâter.oradourav111

Notre arrivée à la ferme, inopinée, bien sûr, n'est pas saluée par des vivats ; loin s'en faut !

A dire vrai, les relations entre maman et ses beaux-parents ne sont pas des plus chaleureuses, ni-même des plus affectueuses. Ils ont toujours considéré maman, comme étant une fille de la ville, bourgeoise, pas très courageuse et de surcroît, fréquentant les curés. Comme ils se trompent !

Pourtant, papa, n'est-il pas, lui aussi, de la ville ?

Agé de onze ans, à peine, il est venu tout seul travailler à Limoges. Logeant chez un vieux cousin éloigné (plus misanthrope que lui, tu meurs !) il avait trouvé une place de commissionnaire à domicile dans une grande épicerie de la place des Bancs. De cette époque, il gardait une empreinte ineffaçable : son épaule droite était légèrement enfoncée, la clavicule ayant été passablement endommagée. Cette blessure, si bénigne soit-elle, avait été provoquée par les portages de cageots, plateaux et autres emballages lourds et à angles vifs. A seize ans, il montera à Paris. Son travail soigné étant reconnu, il deviendra chez-étalagiste chez Felix Potin. Après quelques années passées dans la capitale, il reviendra à Limoges. Voyageur de commerce, autodidacte, surtout en calcul, il sillonera les routes de la région : Limousin, Marche, mais aussi Berry. C'est au cours d'une de ses tournées qu'il fera connaissance de maman, à l'occasion d'un bal où elle vient d'être couronnée : "Championne de charleston du Berry" (tata Madeleine, avait l'année précédente, obtenu le titre de meilleure valseuse). Mariés, ils prendront la gérance d'une épicerie, rue de la Mauvendière, juste en face dela caserne des pompiers. Il y resteront jusqu'au départ de papa au front, en 1939.

Pourquoi, alors, traiter maman de bourgeoise ou de fille de la ville, puisque leur fils, unique, avait rejeté depuis son plus jeune âge, l'idée de rester à la campagne, de trouver une "payse", et devenir un "petit paysan", même si cela n'a rien de péjoratif, bien au contraire.

Trés vite, pour essayer de détendre un peu l'atmosphère maman précise que je serai le seul à rester ici ; dès demain matin, elle reprendra le chemin de Limoges.

Aussitôt, de très timides sourires apparaissent sur les visages de mes aïeuls.

Malheureusement, cela ne dure pas longtemps. Grand-mère, ne voulant certainement pas me garder toute la journée à la ferme, à ne rien faire, propose à maman de me faire terminer l'année scolaire à l'école communale du bourg. "Il partira avec Julien le matin et rentrera le soir, après la fin des classes. Je lui préparerai une bonne gamelle pour son midi". La réponse de maman est brutale, cinglante même : "Je vous amène Michel pour qu'il puisse se reposer. Depuis quelques temps, la situation en ville est très difficile ; il y a des alertes qui peuvent survenir à toute heure du jour ou de la nuit ; nous ne sommes pas tranquilles ; c'est pour cela que je préfère savoir où il est. Pas question qu'il parte à l'école, je ne serais pas  rassurée. Il ne va pas beacoup vous gêner. Et puis surtout son père sera heureux de le savoir chez vous".

Ce dernier argument doit peser, et le ton péremptoire employé par maman clôt les dicussions.

Maman revenant de sa promesse de partir le lendemain, reste avec moi tout le Dimanche. Tant mieux !

Lundi matin, elle me quitte, et seule elle reprend la route d'Oradour, pour ensuite rentrer à Limoges.

Me voilà tout seul ; ou presque ! Plus de maman, plus mon grand-père Michel, plus de copains ! La barbe !

Heureusement, je suis déjà venu ici pour d'autres vacances. Je connais les lieux, mais aussi le mode de vie.

Mes grands-parents (Pierre et Marie-Louise) sont propriétaires d'une petite exploitation : treize hectares. Les deux tiers sont occupés par des pâturages. Ceux-ci sont ceinturés en grande partie par un ruisseau, le Glanet, d'où le nom de la propriété.

Bien arrosés par des rigoles partant du cours d'eau, les prés fournissent une très bonne herbe destinée à l'alimentation du bétail en petit nombre. En effet, ce n'est  pas un ranch ! Il y a quatre vaches limousines, et sont très utiles : pour le labour, mais aussi pour le bon lait qu'elles nous donnent. Parfois, en plus, il y a un petit veau, et dont la venue au monde m'est strictement interdite. Qui sait, peut-être pourrais-je faire un rapprochement avec les humains ? Le cheptel se compose en plus d'un cochon, de la volaille, nombreuse, et d'un clapier abondamment garni. L'inventaire s'arrête là !

Une bonne partie restante est cultivée : beaucoup de blé, du sarrazin (en patois, do bla nègrè) de la luzerne, de la betterave, quelques rangs de pommes de terre. Grand-ère, Pierre, possède en plus un important potager auquel il apporte un grand soin.

Attenant à la propriété, il y a une belle châtaigneraie. Ancien "scieur de long", au lieu-dit "Javerdat", grand-père a conservé l'amour du bois. Trés souvent, à temps perdu, il nettoie, élague, taille. Aux pieds des arbres, la mousse abondate humidifie le sol, et à la saison, le soleil filtré par les branchages fait pousser de très bonnes girolles.

Grand-mère, Louise, bien sûr, s'affaire à toutes les tâches ménagères quotidiennes. En plus, comme toute fermière, il lui faut s'occuper de nourrir le cochon (un véritable goinfre) les poules et leur coq, les canards et les lapins.

Bien sûr, il y a le chien, Pataud, un gentil bâtard, et deux chats, qui, eux, vivent à l'état demi-sauvage.

Si les près sont au niveau de la rivière, le reste de l'exploitation, bâtiments, cultures, bois, est un peu surelevé.

La demeure, est de petite importance : elle se compose d'une grande cuisine, avec la cheminée, une cuisinière à bois, la grande table et ses deux bancs (seul grand-père à droit à sa chaise), un grand buffet, un garde-manger servant principalement à la cogulation du beurre et des fromages fraichement fabriqués, un petit lit coincé sous l'escalier menant à l'unique chambre. Celle-ci, située au-dessus de la cuisine, bénéficiant de la chaleur diffusée par la cheminée est toute petite et comprend deux lits, bout à bout et séparés par un rideau, une grande armoire à linge, deux tables de nuit. Ici, pas de commode, pas de guéridon, pas de napperons ; rien ! Ah, si ! Le fusil de chasse de grand-père, accroché au dessus de la porte.

C'est tout ! L'essentiel, exclusivement l'essentiel !

Comme dans toutes les fermes, il y a la grange où l'on conserve la paille, le foin, l'étable pour les vaches, la soue du cochon, les appentis pour abriter le matèriel agricole, le grenier à grain, et déjà cité, le poulailler, et le clapier. J'oublie la niche de Pataud, située dans le petit jardinet, juste devant la porte d'entrée de la cuisine.

Si dans la ferme, il y a l'électricité, l'eau n'est pas encore mise. Pour s'approvisonner, il faut se rendre à la source, située à une dizaine de mètres.

Dans la cuisine, sous la petite fenêtre qui donne sur la cour, il y a une grosse pierre ronde, en forme de bassin, avec au fond, un orifice qui permet d'évacuer les eaux usées qui s'écoulent à l'extérieur en pente douce, vers les près, en contrebas. Dans cet évier de fortune, il y a toujours l'écuelle en bois, dôtée d'un grand manche, qui sert à puiser l'eau dans les seaux posés sur le sol, juste à côté.

Pour les grandes lessives, grand-mère transporte tout son linge, jusqu'à la rivière, se transforme en lavandière en utilisant l'eau....courante, au gré des méandres.

Ah ! j'oublie l'endroit quasi indispensable : c'est, dans la cabane, au fond du jardinet.

Selon les saisons, selon les besoins, la cheminée ou la cuisinière sont utilisées ; mais, il y en a toujours une en fonction, ne serait-ce que pour "préparer la soupe".

Même si à Limoges, grand-mère Clémentine utilise toutes les ruses possibles pour satisfaire nos palais, ici, la nourriture est encore plus conséquante et variée.

Le matin, pas avant neuf heures (maman a bien spécifié que j'étais fatigué), je prends un bon petit déjeuner avec du bon lait frais, sortant tout chaud du pis de la vache (avec, soi-disant trous ses microbes, mais suis-je mort ?) du bon beurre fabrication maison, étalé sur une grosse tranche de pain, de la miche livrée une fois par semaine, par le boulanger du "Repaire", hameau situé à un petit kilomètre de la ferme.

Vers treize heures, pas avant, c'est le moment du grand repas, composé très souvent d'un peu de chochonaille, de légumes du potager, d'un fruit ou de fromage maison, le tout arrosé avec un ou deux verres de lait. Je précise que la volaille ou le gibier sont réservés pour les menus du Dimanche. Quant à la viande en provenance du boucher d'Oradour, elle fait son apparition sur la table que pour les "grandes occasions"...

Le repas du midi, je le prends surtout avec grand-mère.

Grarnd-père levé très tôt, dès l'aurore, revient des champs aux alentours de neuf heures, au moment où, je déguste mon petit-déjeuner. C'est à cette heure-ci qu'il s'alimente le plus. Reparti travailler la terre, il ne revient que vers treize heures, pour nous tenir compagnie, et arrosé d'un peu de cidre, il grignote un morceau de fromage.

Lorsque le repas est terminé, direction le premier étage pour la sieste, obligatoire pour tous. Que je trouve le temps long ! Je fais semblant de dormir pour ne pas me faire gronder. Et grand-père, lui, il ronfle, il rongle ...

Le soir, soupe pour tout le monde, grand-père "fait chabrot". Moi, j'ai droit à un grand bol de lait, avec du pain trempé dedans.

Parfois, lorsque la cheminée est allumée, grand-mère confectionne des "galetous".galetous (photo ci-contre - recette dans les photos) Avec du chocolat fondu ou de la confiture, je me régale.

Plus tard, à l'automne, c'est la pleine saison des châtaignes ; blanchies ou grillées, j'adore !

Loin de tous ceux que j'aime et dont la présence me manque énormément, je ne suis quand-même pas le plus à plaindre.

A la ferme, en plus de mes grand-parents, il y a Julien. Je le retrouve à chaque fois, évidemment, avec beaucoup de plaisir ; je pense que c'est réciproque.

C'est un grand, lui ! Il a douze ans ; c'est un orphelin. Il a perdu son papa qui est mort lors des premiers combats sur l'Escaut, en 1940. Il n'a plus aucune nouvelle de sa maman. Lors de la grande exode, il s'est trouvé séparé d'elle. Tous les deux arrivaient d'un village, pas très  loin de Cambrai. Confié à l'assistance publique, mes grand-parents l'ont adopté. Le travail à la ferme ne lui manque pas. DE par la loi, il est scolarisé. Aussi va-t-il à  l'école communale d'Oradour, situé environ à deux kilomètres, et où, avec tous les enfants du Repaire et des Cros, il se rend à pied, à travers prés et champs.

En période scolaire, je ne le vois donc que les jeudis et les dimanches.

Pendant les vacances, et même si grand-père l'emploie à beaucoup de tâches, nous avons souvent l'occasion de nous amuser. Il m'apprend à attraper des écrevisses dans le ruisseau, où très tôt, il m'a donné mes premières leçons de pêche ; nous attrapons des goujons. des ablettes, des gardèches, nom local du vairon. Dans les près, les rigoles ont creusé un petit point d'eau, comme un tout petit égang, avec des  nénuphars. Avec un simple bout de bois, et un chiffon rouge, nous piegons les grenouilles, mais les remettons à l'eau immédiatement.

Comme d'habitude, je retrouve ici mon plus fidèle compagnon : Pataud, mon gros chien, le plus bau et le plus gentil des bâtards. Pas de pédigrée ; du poil, comme tous les autres chiens, mais un cractère de cochon. Il fait tout ce qu'il veut. Sauf avec m oi. Il est toujours dans mes pieds ; il ne me lâche pas. Quel pôt de colle ! Mais je l'aime bien. Trop, même ! Grand-mère s'étant aperçue de cette solide amitié, m'a tout simplement chargé de m'occuper de sa gamelle ! Je m'en fous ! Cela m'amuse. Epicurien avant l'âge, tout ce qui m'amuse, me pationne ; alors...!

Ce qui, par contre, m'amuse beaucoup moins, c'est que cette année, grand-père estimant que j'étais maintenant un grand garçon (il ne m'apprend rien) m'a confectionné une fourche et un rateau en bois, à mes dimensions.

Aïe ! Il va me falloir travailler. Heureusement, mes copains ne me verront pas. Mais ici, à la campagne, une bouche nourrie doit pouvoir se rendre utile !

Mon petit Michel, au boulot ! Il est vrai que jusqu'à présent, je ne souffre pas trop. Mon travail consiste surtout à garder les vaches. Le matin, il n'y en a que deux, puisque en alternance, les deux autres servent au travail de la terre. L'après-midi, les quatre sont des les prés. Divisés en deux parties, ceux-ci ne sont pas clôturés. Simple barrière naturelle : la rivière. D'un côté, il y a le pré réservé pour le fourrage de l'hiver ; de l'autre, celui où les bêtes peuvent brouter à loisir. Mon rôle se limite à les empêcher d'aller s'alimenter où il ne faut pas. A la moindre incartade, Pataud, sur mon ordre, sélance vers l'indisciplinée, et d'un bon coup de crocs bien ajusté, remet tout dans l'odre.

De temps en temps, au lieu de me tourner les pouces et de rêver à je ne sais quoi, j'aide grand-mère à nourrir la volaille ; je donne aussi à manger aux lapins ; parmi eux, il y a des sauvages ou de garenne, piégés par grand-père ; je dois prendre garde à ce que ils ne s'échappent pas. Et bien sûr, je prépare la gamelle de mon copain Pataud.

C'est en m'occupant ainsi que je trouve le temps un peu moins long.

Ici, c'est vraiment le calme. Pas de bruit de char ou de chenillette qui passe, pas de bruit de bottes sur les pavés, pas de sirènes hurlantes, et aussi pas de gens aux mines défaites. A la campagne, les gens se rencontrent peu, se parlent à peine ; ou alors pour un conseil, un service à demander, ou à offrir, selon les cas. De loin en loin, à travers un champ, un pré, on se fait un grand signe de la main, preuve que tout va bien, et on retourne à ses occupations. C'est seulement le boulanger, qui, en effetuant sa tournée tous les jeudis nous tient au courant des faits survenus dans la semaine, et des petits ragots pas bien méchants, de droite ou de gauche. Jamais rien de bien important, chacun étant à sa tâche ; et elle ne manque pas.

Maintenant, il y a la fenaison,fenaison(photo ci-contre) effectuée par petites parcelles. Il suffit d'attendre la dessiccation complète pour en faire des petites bottes (je me sers de mes nouveaux outils), que l'on ramassera un peu plus tard, avant les pluies.

Et puis, il faut penser à la moisson qui approche. Les blés sont bientôt murs ; les épis commencent à se gonfler de bons grains.

C'est une période de l'année que j'attends toujours avec impatience. Trés vite à la ferme, la vie s'accélère. Fauchaison, moisson, tout cela demande beaucoup de préparation.

Si l'utilisation de la faux est suffisante pour couper l'herbe des prés, a fortiori pour une petite surface comme c'est le cas chez nous, la récolte du blé demande l'emploi de matériel lourd.

Grand-père vérifie l'état de ses deux faucheuses ; en un an, la rouille s'est installée, et commence à faire son oeuvre d'érosion. Il doit démonter les lames, les aiguiser, graisser les mécanismes et les rouages. Il lui faut vider la grange, changer de place les bottes de paille de l'année pasée, de façon à les utiliser en premier. Il nettoie sous l'appentis, essaie de regrouper au maximum le matériel dont il n'a plus l'utilité dans l'immédiat (charrues, herses, rouleaux). Il enlève les deux ridelles de côté du tombereau, pour en faire une deuxième charrette ; ainsi, il en aura deux pour la moisson qu'il effectue seul avec grand-mère et Julien, lorsqu'il n'a pas classe ; quoique, lorsque le travail est urgent, l'école..... Surtout q'il faut compter sur les risques de pluies. Une fois séché le blé est réuni en bottes, liées et transportées sous l'appentis, dans l'attente du battage.

Ah ! le battage, quel grand jour !

Depuis deux ou trois ans, pour cause de guerre, évidemment, il n'y a plus de marchés, plus de foire aux bestiaux, lieux de rencontre habituels de tous les gens de la région. Les battages, sont maintenant, la seule occasion pour tous, hommes, mais aussi femmes et enfants de se retrouver au moins une fois dans l'année.

De l'autre côté de la route, aux Cros, Raymond, un cousin s'active auprès de tout son matériel de battage : la chaudière à vapeur, la batteuse, la lieuse. Le père Mathieu, quant à lui, continue à engraisser et à chouchouter de plus près, ses deux paires de boeufs. Tous les jours, pendant presque un mois, ils tireront le matériel de Raymond, à travers tout le canton. Un jour chez l'un, le lendemain chez un autre.

Tous les paysans comptent sur eux au jour et à l'heure prévus.

Quant vient notre tour, au Glanet, ce jour-là, je me lève très tôt ; je ne veux absolument pas manquer une seule minute de ce spectacle. Et puis, j'ai hâte de retrouver des cousins et cousines, copains et copines. On ne se connaît pas beaucoup, mais étant à peu près du même âge, la bonne entente règne très vite.

Débouchant de la route, le convoi s'ébranle lentement ; c'est comme un petit cirque familial ambulant.

En tête, tirée par la première paire de boeufs (Vaillant et Intrépide), la chaudière à vapeur, avec sa cheminée repliée en deux ; en deuxième position, la batteuse, tractée par les deux autres boeufs (Courageux et Fidèle). En queue de convoi, une belle paire de vaches de race limousine, remorque la lieuse. La pente est raide, garnie de nids de poule. Sans cesse, le père Mathieu lance des "Allez, hue, Allez, avinço, fei dè di, allez". Ecumant de toutes parts, les naseaux fumants, les museaux rasant le sol, ils avancent mètre par mètre ; les lanières de cuir grincent sur les jougs, à la moindre oscillation. Dans un dernier effort, ils parviennent à la ferme. Derrière, tous les autres paysans sollicitent les boeufs et les vaches à avancer, par de grosses tapes sur les cuisses.

Arrivées à destination, les bêtes sont dételées, emmenées au pré, et laissées libres de brouter l'herbe où bon leur semblent. C'est bien là, la moindre récompense qui pouvait leur être accordée.

Les machines sont installées, alignées, juste à côté de l'appentis.

Maintenant, c'est une véritable fourmilière qui oeuvre. Chacun connaît à l'avance le rôle qui lui est attribué.

Les premièrs s'occupent de la chaudière. Après avoir redressé la cheminée, ils chargent de bois, et font monter la pression.

Les suivants, restés au sol, vont, à l'aide de leurs fourches expédier les bottes de blé sur la batteuse. Ils auront, avec ceux de la chaudière, à assurer la bonne tension des courroies fixées sur ces deux machines.

Sur la batteuse, au nombre de deux, ils réceptionneront les bottes, les engoufreront dans la grande gueule aspirante qui va se charger de séparer les grains de leurs épis.

A l'arrière, il y a ceux qui vont s'occuper du bon fonctionnement de la lieuse, et du bon serrage des bottes de paille. A l'aide de leurs fourches, ils les transmettront à d'autres, qui les rangeront soigneusement dans la grange.

En bout de ligne, ou de chaîne, il y a ceux qui prendront les sacs remplis de bons grains, les transporteront jusqu'au grenier, les présent un par un, et les rangeront, bien alignés, dans l'attente du minotier, qui plus tard, viendra les chercher.

Au premier coup de sifflet de la chaudière, tout ce petit monde, béret, casquette, chapeau de paille bien fixés sur la tête, gros mouchoir à carreaux autour du cou pour éviter les poussières, va se mettre en marche.

A chaque pose, c'est le petit coup de cidre, et on change de poste, on inverse les rôles.

Et ainsi, jusqu'à la dernière botte de blé.

A la cuisine, les femmes, elles aussi réunies, s'activent. Le repas doit être prêt à l'heure, et à la mesure du travail : conséquent et bon !

A cette occasion, les morceaux de viande sont minutieusement choisis, les meilleures bouteilles sont ouvertes. Même à la campagne, les belles nappes, les services de table quittent les armoires à linge. Parfois, des odeur de naphtaline parviennent aux narines.

Sous l'appentis où est dressé la grande table, c'est un mélange de poussière de paille, de sueur, de cuisine ; mais c'est surtout : la fête !

Et nous, les enfants, nous courrons, nous rions, nous organisons des tas de jeux, qui ne durent pas longtemps, et que nous changeons souvent. Petite observation personnelle : les filles sont beaucoup plus...coquines qu'à la ville. Il y a un cousin de Saint-Junien, (photo ci-contre) Emile ; il est un peu simplet et nous surveille hypocritement. Je suis certain qu'il vent s'amuser avec nous. On fait semblant de l'ignorer.stjunien

Pendant le repas, la bonne nourriture et les bonnes bouteilles aidant, les voix se font de plus en plus fortes. Ca discute, et ça discute... de tout et de rien. Enfin, il me semble.

Installés à une table séparée de celle des adultes nous parvenons tout de même à saisir le sens de quelques phrases.

D'un seul coup, me voilà replongé dans la réalité du moment.

Cette année, même si aujourd'hui, ici, au Glanet c'est la fête, je comprends aisément, en tandant l'oreille que les discussions portent surtout sur l'état de santé de tous ces jeunes qui, à l'exemple de papa, sont toujours prisonniers, là-bas, de l'autre côté du Rhin. Leur absence pése de plus en plus : affectueusement, amoureusement, bien sûr, mais aussi parceque leurs bras manquent terriblement. La terre est exigeante. Les femmes, malgré toute leur bonne volonté et tout leur courage ne peuvent les remplacer. Le travail ici est dur, laborieux, répétitif et n'admet pas le moindre relachement. Il faut toujours être présent, et selon les saisons, labourer, semer, herser, rouler, cultiver, récolter, pour encore et toujours recommencer. Bien souvent, ne serait-ce qu'avec les intempéries, le résultat n'est pas celui escompté. De plus avec les évènements, les réserves augmentent, pourrissent. Les greniers en se vident plus ; le minotier du Repaire, lui assi, est tenu à certains quotas. En dehors des petits marchés locaux, impossible de gagner un peu d'argent. Comment faire pour aller venre "au loin", comme ils disent ici. La grande ville, Saint-Junien, est à plus de dix kilomètres, comment s'y rendre ?  Il n'y a plus de voiture automobile ; ceux qui en possédaient une, (c'étaient des riches) les ont tout simplement camouflées sous de la paille ou sous du foin ; certains les ont même transportées dans des bois isolés, au loin, et dont ils sont seuls à connaitre les accès. Il ne reste plus que la vieille "Juvaquatre" du boulanger (un modèle ci-contre) ; juvaquatreet elle fonctionne au gazogène. Grand-mère, qui, à temps perdu, pique à la main, des gants de peau pour un atelier saint-juniaud, n'a déjà plus, depuis longtemps de matière première, et elle ne peut se débarrasser de ceux qu'elles a confectionnés.

Pourtant, l'espoir semble renaître.

Dans la journée du 6, nous apprenons que le débarquement allié vient d'avoir lieu sur les côtes normandes. Malheureusement, je n'en apprends pas plus. Grand-père, qui pourtant, à lui aussi combattu lors de la guerre 14-18, n'a pas l'âme patriotique de mon pépé Michel (qu'il doit être heureux !). C'est par un voisin proche que j'apprends cette bonne nouvelle

Le lendemain, c'est le jour de mon anniversaire : j'ai 8 ans.

Personne ne pense à me le souhaiter ; bof ! ce n'est pas grave.

Si j'avait été à Limoges, j'aurais eu droit à des bises ; pas pllus. Peut-être un gâteau confectionné par grand-mère Clémentine.

Mais, ils y auraient pensé, eux ! Surtout, maman. Je suis sûr que je lui manque aujourd'hui. "Tu me manques aussi, Maman ; et toi aussi, mon grand-père gaulliste ; même toi, grand-mère, surtout por le gâteau.

23 février 2006

Un long, long hiver

L'hiver se prolonge. La vie devient de plus en plus difficile. Les restrictions se font de plus en plus sentir. Certains se sont organisés ; des filières se sont crées. Le marché noir est maintenant en pleine expansion, mais reste, bien sûr, inaccessible aux gens peu fortunés, et ils sont très nombreux. Les vivres se font de plus en plus rares. Les queues devant les magasins restant encore ouverts, sont de plus en plus longues.

Comme si cela n'était pas suffisant, il fait froid ; terriblement froid ! Là-aussi, les plus démunis peinent à se chauffer correctement.

Nôtre voisine, Madame B., d'un âge avancé, et déjà un peu voutée, n'arrive pas, elle aussi, à satisfaire sa clientèle. Elle vend du charbon ; au sac ; mais aussi au seau, pour les moins nantis.

Parfois, avec un ou deux copains, nous venons l'aider à confectionner des petits fagots de bois sec pour allumer le feu. On en profite pour gratter le sol au bas du tas de charbon, et ainsi ramasser quelques petits boulets en morceaux, qu'en cachette nous apportons à un couple de petits vieux sans ressources, mais gentils comme tout !

Comme quoi, les leçons de morale servent, quand même, à quelque chose. Avant de connaître la signification des deux lettres "B-A", nous les mettons en pratique. Pour soigner les bronchites, les angines, très peu de médicaments. Les médecins ? Comme tout le reste : rares ! La grande majorité d'entre eux a rejoint le maquis. Chez nous, même si la cuisinière "tourne" a plein régime, cela n'empêche pas l'apparition de toux inspirant un peu d'inquiètude. Dans l'attente de l'arrivée éventuelle d'un docteur, j'assiste de très nombreuses fois à l'opération "ventouses", seul remède, heureusement à la portée de tous. Fréquemment, même si là aussi je ne dois pas regarder, je vois, ou maman, ou grand-mère, enflammer le petit bout de coton, le glisser au fond de la ventouse, et retourner celle-ci sur la peau de l'un ou de l'autre, devant, derrière, et chacun à tour de rôle. Devant ce spectacle, je crains qu'une seule chose : et si on m'appliquait le même traitement ? Non, heureusement ! Si je me mets à tousser, maman me fait boire un sirop, m'applique une pommade noire ou marron (?). J'ai droit aussi aux cataplasmes, fabrication maison. Ensuite, au lit, avec une bonne bouillotte, ou une brique, préalablement chauffée dans le four de la cuisinière, enveloppée dans du papier journal, et où je repose mes petits pieds gelés.

A l'extérieur, cela commence à bouger sérieusement.

Depuis le mois de Novembre, le maréchal s'est vu interdire l'accés de la radio. Fini, ses mensonges. Peu de temps après, il est "débarqué". Plus de fonctions.

Avec grand-père, suite aux informations, le travail ne nous manque pas. Il nous faut déplacer  nos petits drapeaux sur la carte. Les alliés remportent des victoires. Après l'Afrique du Nord et l'annéantissement de "l'AfricaKorps" du maréchal Rommel, les allemands sont contraints d'évacuer la Sicile. Peu de temps après, les forces anglaises débarquent en Calabre. Fait important : Mussolini est mis "hors d'état de nuire", le nouveau gouvernement italien signe l'armistice avec les alliés, et déclare la guerre à l'Allemagne. Des forces françaises, en provenance d'Afrique du Nord, se joignent aux alliés, déjà débarqués en Italie du Nord. Sur le front de l'Est, les choses bougent aussi : le siège de Leningrad est terminé : il aura duré presque neuf cents jours, et aura provoqué la mort de plus d'un million de personnes.

Grand-père se frotte les mains ; il entrevoit déjà la victoire.

Maintenant, nous attendons les beaux-jours avec impatience. Les journées sont longues. Avec mon grand-père nous disputons des parties de dominos acharnées : "Dis donc, grand-père, tu ne triches pas un peu ?" -"Je te pardonne ; de tout mon coeur". Grand-mère ne parvient pas à nous faire quitter la table. Elle nous gronde tous les deux. Mais n'a-t-elle pas raison ? Sur son petit évier, elle n'a pas beaucoup de place pour préparer ses repas.

En ce début d'année 44, grand-mère parvient, certes avec difficulté, à se procurer de la marchandise. Deux ou trois fois par semaine, elle monte sur la place. Le jeudi est un grand jour : celui des visites aux malades séjournant dans l'hôpital tout proche. Les gens trouvent encore le moyen d'acheter un "petit quelque chose", à ceux qui souffrent encore plus.

Bien souvent, lorsqu'il fait vraiment beau, avec les copains nous rejoignons grand-mère. Entre deux clients, elle peut nous surveiller ; pas de crainte à avoir : avec elle, il n'y aura pas de bêtises commises.

Sur la plus petite partie de la place, on goudronnée, les filles sautent à la corde, jouent à la marelle, se promènent avec des poupées dans les bras ; des jeux de filles, quoi ! Nous les garçons on élabore de  nouveaux plans pour les embêter. Les stocks de peinture sont épuisés, il nous faut trouver autre chose. Les plus grands, avec des vieux roulement à billes usagés, et des planches récupérées chez Madame B., ou même dans les grenier, fabriquent des traîneaux. Avec un bout de ficelle attaché à l'avant, ils nous tirent à tour de rôle ; parfois, il arrive que les virages soient pris un peu trop vite ; sans frein, sans direction, c'est la chute, le gadin, mais surtout la rigolade, sauf... grand-mère : "Attention les enfants, pas si vite, vous allez vous faire mal". Mais où cela nous amuse le plus, c'est le matin : nous montons en haut de nôtre rue, nous attendons l'arrivée d'une section d'allemands se rendant aux douches, et là, poussés par plusieurs copains, nous dévalons la rue à grande vitesse : "Pas de freins, ôtez-vous !". Obligés de s'écarter dans le plus grand désordre, de cesser leurs chants militaires, certains rient ; d'autres, beaucoup moins, ils nous traitent de "sales petits françouses". Bien évidemment, j'attends que grand-mère exerce son commerce, et soit occupée, pour me joindre à ces parties de rodéos. Quant à maman, du haut de sa fenêtre, elle observe, pas très rassurée, comme toujours, mais elle ne dit rien, sinon "Laisse-le, Guiguite, il ne fait pas de mal, laisse-le s'amuser". Grand-père, est toujours là pour prendre ma défense.

Si nous ne rions pas, il y a des moments où nos coeurs se remplissent de joie. Depuis la place, nous voyons passer, très haut dans le ciel, des milliers et des milliers de bombardiers qui se dirigent vers le Sud, peut-être sur les côtes de Provence ? Illuminés par le soleil éclatant, c'est un spectacle magnifique ; ce sont des milliers d'étoiles qui se déplacent ensemble ; c'est un véritable ballet féérique, régler par le meilleur metteur en scène qui soit : le général Dwight David Eisenhower, commandant en chef des troupes alliés. Au sol, la D.C.A. (défense anti-aérienne) allemande, ne peut intervenir : les avions sont beaucoup trop hauts ; inaccessibles !

De plus en plus souvent, ces longs convois survolent le ciel limougeauds, et nous redonnent espoir.

A la radio, les mauvaises nouvelles diffusées par Vichy succèdent aux informations toujours pleines d'espoir en provenance de Londres.

Vichy accuse les alliés de provoquer la mort de milliers d'innocents lors des bombardements effectués sur le sol français.

La France libre, toujours par la voix de Maurice Schumann répond : "RADIO PARIS MENT, RADIO PARIS EST ALLEMAND" et précise toutes les atrocités commises par les troupes d'occupation, mais aussi par la gestapo.

Au début du mois de Février, toujours fidèles à notre émission du soir, un message répété à deux reprises, signe de véracité, nous informe qu'un ou plusieurs bombardements vont être effectués dans nôtre région. Rien de très précis, en ce qui concerne le lieu et la date.

Le 8 au soir, nous savons que la nuit suivante, l'Arsenal de Limoges sera visé !

Enfin, l'hiver aurait-il une fin heureuse ?

Serait-il synonyme d'espoir ?

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22 février 2006

Mais, qui en veut à grand-père ?

Après tous ces petits accrocs, sans dommages, l'année 1943 se termine ; plus aucun déplacement est prévu. Par contre, je suis de plus en plus surveillé, de plus en plus chouchouté ; même ma grand-mère est plus gentille avec moi. Depuis l'incident de la rue des Charseix, je surveille mon comportement ; je me contrôle. C'est parfois difficile, mais.... promis, je me tiens à carreaux !

Depuis plusieurs mois, grand-père se procure, je ne sais comment, "Le Valmy", journal clandestin, édité par les maquisards. Nous sommes tenus au courant de tous les dommages subis par les allemands lors d'attaques surprises sur les routes tortueuses et accidentées du limousin. Malheureusement, il y a aussi des pertes chez les patriotes. Il y a aussi beaucoup de représailles. Des quotas ont été fixés par l'occupant : pour un nombre de tués dans leurs rangs, ils exécutent systématiquement, deux fois, trois fois plus de paysans, de villageois, innocents, responsables en rien, sinon d'exister et d'être là, au mauvais endroit, au mauvais moment.

Ici, en ville nous pensons être à l'abri de tout cela.

Pourtant....

Je suis devant chez nous, au bas de l'immeuble, à discuter avec les copains. (interdit de trop s'éloigner). Soudain, une voiture noire arrive (une traction avant, onze légère). Deux hommes en descendent. L'instant d'après ils ressortent ; avec grand-père, qui me fait signe de ne pas m'inquiéter. Tous les trois s'engouffrent dans la voiture et démarrent. Aussitôt, je grimpe les marches à toute vitesse, même avec mes petites jambes. Maman et grand-mère sont sous le coup de l'émotion, mais elles ne pleurent pas. Avant que j'aie demandé quoique ce soit, elles me rassurent. "Ils sont venus chercher grand-père pour un contrôle d'identité, et aussi pour quelques renseignements". Bizarre, bizarre ! Je ne crois pas ces "mensongeries". Pourtant, et les copains pensent comme moi, c'est pas des gens de la gestapo ! Alors ? Moi, j'ai quand même des craintes. Personne n'ignore dans le quartier que mon grand-père, à moi, est un patriote, un gaulliste ; il ne s'en cache pas ; il n'aime pas les boches ; il ne s'en cache pas non plus. Ne les a-t-il pas combattus en 14-18 ? N'a-t-il pas assez payé pour cela ? Et ses bras, et ses mains, dont, de moins en moins il peut se servir ? Qui gêne t-il ?

Grand-mère se pose elle aussi la question. Il n'a rien fait, qui peut bien lui en vouloir ?

Tout de suite les soupçons se portent sur nos voisins d'en face, au n° 1 de la rue.

Ce sont deux frères, commerçants, exerçant la même profession que grand-mère, mais sur la place des bancs.limoges_la_place_des_bancs__87085002sans_titre(photos : place des Bancs - d'hier et d'aujourd'hui)

Nous n'avons aucune relation avec eux, ni eux avec personne. Juste, "bonjour, bonsoir", sur le bout des lèvres, et bien souvent à contrecoeur, par politesse.

Cela est dû principalement que ces deux messieurs mènent une vie désordonnée, étrange. Pendant très longtemps, avant la guerre, les gens les soupçonnaient d'être des homosexuels. A tort, trés probablement. Depuis l'arrivée des allemands, toutes les nuits, dès la tombée du jour, nous pouvons apercevoir, derrière nos persiennes, tout ce qui se passe chez eux ; ce n'est pas difficile, ils ne se cachent pas ; leurs volets restent ouverts. Normalement, je n'ai pas le droit de regarder, mais je me débrouille. Il y a énormement de soldats, mais aussi beaucoup de femmes : "des filles" ; il y en a des chouettes ! Jusqu'à un heure avancée de la nuit, ils boivent, ils chantent, ils dansent... C'est la nouba !

Aussi, grand-mère, constatant l'amitié de plus en plus affirmés entre nos voisins et les allemands, se demande si ce ne serait pas de là qu'il faut rechercher la cause de nos ennuis actuels. L'aversion de grand-père avant les boches est connue de tout le quartier, dont, bien sûr, de nos deux voisins. Qui sait, si, dans un moment d'euphorie au cours de ces nuits agitées, des mots, des phrases prononcées, peut-être mal interprêtées auraient pû provoquer l'arrestation de grand-père ?

Maman le pense aussi ! Et pourtant...

Un dimanche, alors que nous nous apprêtons à passer à table, on frappe à la porte. Grand-mère, angoissée, se précipite ; elle ouvre. Devant elle, sur le palier, nos deux voisins ! Elle ne pense même pas à les faire entrer dans l'appartement, tant la surprise est grande.

Debout, avec maman, dans l'entrebâillement de la porte donnant sur la cuisine, j'observe et me méfie. J'écoute.

Ayant appris par des rumeurs, que grand-père vient d'être arrêté, ils viennent lui demander si elle accepte qu'ils interviennent auprès de personnes qu'ils connaissent bien. "Ce n'est certainement pas grave, Madame, rassurez-vous, vôtre mari n'a sûrement rien commis de grave ; à son âge !"

Grand-mère semble mal à l'aise. Elle se sent un peu honteuse de son comportement, du mépris affiché jusqu'à aujourd'hui envers ses deux personnes. Elle hésite quelques secondes. Mais l'envie de revoir, le besoin de retrouver son "bonhomme" l'emporte très vite. Avec beaucoup d'humilité, elle répond : "Ah ! je veux bien ; vous savez, il n'a rien fait de mal, peut-être, parle-t-il un peu trop ; en ce moment, il ne faut pas dire n'importe quoi, il faut lui pardonner ; il est pas méchant, ni dangereux ; dîtes-le à ces messieurs".

clementineEmportée par son élan, elle en vient à discuter avec eux des difficultés à exercer un commerce, de la rareté des marchandises, des prix excessifs, etc, etc...(ma grand-mère, Clémentine, devant son étalage, Place Haute-Vienne face à la Mairie de Limoges)

Le lendemain, dans l'après-midi, soit tout de même, près d'une semaine aprés son départ, je retrouve mon grand-père.

Rien ne transparaît ; il a tenu le coup, l'ancien !

Il nous raconte son aventure : ce sont les services de la préfecture, qui, à la demande des autorités en place seraient intervenus, afin de "clarifier certaines choses" et de vérifier son identité : il aurait, d'après eux, un homonyme vivement recherché. (Ne serait-ce pas l à, la cause de nos ennuis à la gare, lors de nôtre départ à Saint-Amand ?) Il a bien été traité. Enferemé dans un local attenant à la prison, en compagnie de deux autres so-détenus, il a surtout manqué de nourriture et trouvé le temps long.

Les copains avaient raison : ce n'était pas la gestapo qui était venu chercher grand-père.

Deux ou trois jours après son retour, reposé et ayant repris des forces (grand-mère s'est débrouilée pour lui faire des bons plats) il se rend sur la place des Bancs, pour remercier nos deux voisins, dont il est certain que leur intervention à bien été utile. Une preuve, s'il en fallait une : ses deux autres compagnons, détenus avec lui, sont restés enfermés.

Si grand-père n'a pas voulu se rendre au domicile de ses deux "sauveurs" (il est têtu et convaincu de ses idées), grand-mère traverse la rue et va leur remettre une bouteille de liqueur qu'elle gardait pour "arroser" le café de son bonhomme. Elle y tient !

Maman, de son côté, sans ignorer la vie pleine de débauches à laquelle se livre nos voisins, en profite pour me faire une leçon de morale. Elle ne rate pas une occasion !

"Tu vois, mon petit Michel, il ne faut jamais se faire une opinion définitive sur autrui. Les actes sont, peut-être à condamner, mais l'âme est bonne. Ne jugeons pas trop vite nôtre prochain ; et n'oublie pas : la médisance est plus qu'un défaut : c'est un pêché."

Eh bien ! Voilà encore autre chose à se rappeler !

Leçon de morale à l'école ; leçon de morale à la maison ! Et puis où, encore ?

Mais rien ne m'empêche de penser : "Mais qui en veut à mon grand-père ?"

22 février 2006

Le coup passa si près....

Enfin, je suis de retour à la maison.

Aussitôt, grand-père me fait le rapport détaillé de tous les évènements survenus pendant mon séjour dans le Berry. Il a retrouvé son interlocuteur, ou plutôt son auditeur, car, moi surtout, j'écoute. Pendant mon absence, il a épinglé au mur une carte géante où figurent l'Europe, l'Afrique et même l'Asie. Placée au dessus du poste T.S.F., elle donne de la couleur à la cuisine. Tous les soirs, après les informations que j'ai retrouvées, je subis mes premières leçons de géographie. Grand-père m'indique l'emplacement exact oùm il me faut épingler des petits drapeaux, français, anglais, américains, russes et allemands ; nous pouvons ainsi, d'un simple coup d'oeil, situé la progression des troupes alliées. Ces exercices m'auront appris à aimer reproduire des cartes, à dessiner, avec leurs moindres contours les pays les plus proches. La géographie sera toujours ma matière préférée à l'école ; beaucoup plus que celles concernant les sciences ; de toutes sortes.

Le lendemain de mon arrivée, nous allons faire un petit tour en ville ; les contrôles sont de plus en plus strictes. Rien de changé, si ce n'est quelques chevaux de frise supplémentaires et des statues de bronze disparues ; pour fabriquer, toujours "soi-disant" des canons allemands.

Étrangement, ces statues retrouveront leurs places initiales, sitôt la guerre terminée. Ah ! les bruits...

Très vite, je retrouve les copains ; il y a des  nouveaux : un peu paumés, normal ; il y en a même qui parlent très mal le français ; ce sont des flamands, et ont un avantage sérieux sur nous, ils parlent un peu allemand ; ça peut servir. Tous sont sympa.

Nous commençons à former une grande équipe. Comme la rue devient de moins en moins fréquentable (les boches) et que nos parents ne tiennent pas à nous voir "traîner les rues", nos jeux se déroulent le plus souvent tout là-haut : dans les greniers. Ils correspondent tous les uns aux autres. Nous pouvons ainsi, visiter tout l'îlot des pousses ; les petites comme les grandes. Les parties de "cache-cache" succèdent aux "gendarmes et voleurs", et bien sûr, aux "français contre les allemands". Que de courses dans les escaliers ! Mais un autre jeu vient d'être crée, qui nous passionne encore plus, nous les garçons. Il consiste à courir après les filles, surtout dans les escalier (c'est plus facile), à  leur soulever les jupes, et à leur badigeonner les cuisses ou autres parties charnues, d'une peinture mate, tirant sur le vert-kaki. Quelles rigolades ! Mais qui a pû inventer ce jeu ? Pas moi ! Mais qui a trouvé la peinture ? Pas moi ; promis ! Bien sûr, les parents des gamines, inquiets de voir leur progéniture recouverte de peinture, essaient, mais en vain, de connaître les coupables. Pas de réponse. L'omerta régne dans le camp des "mâles". Grand-mère, bien sûr, au courant de ce "jeu ridicule", me toise d'un regard soupçonneux. Bof !

Malheureusement, dehors, près de chez nous, la guerre continue.

L'occupant, de plus en plus harcelé par les partisans répond sauvagement par des arrestations, des tortures atroces, des jugements sommaires, des déportations, mais aussi, de plus en plus souvent par des exécutions.

Malgré les barrages, malgré tous les contrôles, certains partisans, parviennent à franchir les lignes ennemies. La nuit est leur grande alliée. Ils peuvent ainsi, sans leur faire prendre de risques, retrouver un instant leurs familles et nous tenir justement au courant de toutes ces atrocités, orchestrées la plupart du temps par les gens de la gestapo.

Il n'y a pas une semaine que je suis revenu à Limoges, qu'au loin, en tout début de matinée, nous entendons des détonations. Nous apprenons très vite que ce sont les résistants, sous les ordres du Colonel GUINGOUIN (photo ci-dessous) qui bombardent, à l'aide de pièces d'artillerie, l'usine de caoutchouc WATTELEZ, occupée par les allemands.guing01

L'été tire à sa fin ; les vacances aussi. Nous sommes à la mi-septembre. Nous reprenons les classes au début Octobre.

Maman qui vient de faire l'achat d'un vieux vélo, m'installe sur le porte bagages (et voilà, ça recommence, comme à Saint Amand). Nous partons passer la journée chez un couple d'amis de longue date ; ils sont berrichons. Elle tient absolument à ce que j'aille avec elle, le monsieur lui ayant témoigné un peu trop d'amitié (sic). Pauvre homme ! il ne connaît vraiment pas Marguerite et sa fidélité promise à un seul : papa. Mais que puis-je faire, au cas où... Enfin ! C'est certainement pour m'éloigner momentanément des copains. Et puis j'y pense ! Pourquoi est-il là, lui. Comment se fait-il que, comme beaucoup, il ne soit pas à la guerre, ou prisonnier, ou au maquis ? Peut-être fait-il partie de ceux qui ont su se trouver de bonnes relations pour rester planqué, bien à l'abri, "bien au chaud". Et il n'est pas le seul !

Monsieur et Madame B., sont gardiens d'un dépôt de carburant Shell (merci pour la pub), situé au Mas Bouyol. Ce n'est pas une réserve importante, et les cuves, au nombre de cinq ou six, ne dépassent même pas le toit de leur habitation. Avec le fils de la maison, un peu plus âgé que moi ( son prénom, je ne me souviens pas) nous passons la  majeur partie de la journée à bouquiner. Pur intello, il passe ses journées à potasser. Peut-être un futur énarque ? Pas marrant, mais gentil quand même ; et puis cela me change un peu des frasques habituelles des "ignares" du quartier des Pousses.

Vers 17 heures, nous nous apprêtons à partir ; le trajet est relativement long, et il faut passer les barrages avant le début du couvre-feu.

Nous sommes tous les cinq sur le perron du 1er étage ; c'est le moment des "au-revoir". A ce moment même, nous entendons nettement le bruit reconnaissable d'un mitraillage ; pas le temps de se poser des questions : deux avions légers passent au-dessus de nos têtes, dans un fracas étourdissant. Monsieur B. les identifie très facilement. Le premier, un italien, en virages serrés, tantôt à "destra", tantôt à "sinistra", tente, mais en vain, d'échapper au second, un anglais, borné comme un écossais, qui lui tire dessus sans relâche. Trés vite, ils disparaissent de nos yeux..., pour revenir aussitôt, dans le même axe, mais en sens opposé. En rase mottes, le premier (le macaroni) en passant au dessus des cuves, laisse tomber un objet (?) ; celui-ci, vient heurter l'angle supérieur de la cuve la plus près de nous, à moins de vingt mètres, et vient s'enterrer dans le gravier, disposé comme pare-feu, autour des réservoirs.

Vérifications faîtes, nous étions tous les cinq à moins de quinze mètres. Tout pouvait pêter. Nous avec !

C'était la deuxième fois, miraculeusement, qu'une bombe s'écrasant à peu de distance de ma petite personne et de maman, qui ne remplissait pas sa fonction première, à savoir, causer de gros dégats matériels, mais surtout, en l'occurrence, corporels.

Mais, que faît Maman ? Elle n'en loupe pas une !

Elle faît tout ! Tout pour m'éviter, nous éviter des ennuis, et voilà qu'à chaque fois : Boum ! Patratras !!!

Sans le savoir, elle pratique la politique de gribouille.

Mais, surtout, qui, tout là-haut, peut veiller ainsi sur nous ? Qui nous protège ainsi ?

Maman, avec sa foi profonde et inébranlable n'a qu'une seule et même réponse : "mais Dieu, mon petit Michel, Dieu ! et Sainte-Solange aussi". Ma tante Madeleine avait perdu Solange juste avant la guerre ; une fille de douze ans ! Cette enfant, belle, adorable, intelligente, douée pour la musique (beaucoup lui promettaient une grande carrière de violoniste) ; en un mot, c'était un ange, une sainte. Aussi, très souvent, maman, dans ses priéres demandait-elle, aide et protection à Sainte-Solange.

20 février 2006

Séjour berrichon

Le jour "J" dès potron-minet, nous quittons la maison. Après un contrôle place Jourdan, limoges_place_jourdan_24(photo ci-dessous) nous arrivons à la gare des Bénédecitins.

Une surprise très désagréable nous attend.

Juste avant de passer le petit portillon d'entrée, un milicien saisit grand-mère par le bras et la pousse dans un bureau qui jouxte le buffet de la gare.

Que se passe-t-il ?

Le temps nous paraît très long, à maman et à moi.

Soudain, grand-mère réapparaît : elle est blême :

"Nos papier ne sont pas en règle ; ils vérifient".

A peine avait elle prononcé ces mots, que trois ou quatre allemands, casqués, et un milicien (le même que tout-à-l'heure) se mettent devant nous trois, en pointant vers nos poitrines les canons de leurs mitraillettes. Mais que je sache, nous n'avons rien fait ! Nous ne sommes pas des terroristes, ni des partisans. Quoique...!

Les valises à nos pieds, nous n'en menons pas large. Surtout que les quatre ou cinq individus devant nous, n'ont rien de marrant.

Le temps  nous paraît long, très long. Une éternité !

Brusquement, la porte du bureau s'ouvre. Un militaire, avec une casquette celuièlà, remet les papiers à grand-mère, et d'un ton péremptoire : "Raoust, schnell !!!" c'est la première fois que j'entends prononcer ces mots en allemand ; ce ne sera pas la dernière. Comme le disait grand-père, il va falloir s'y habituer.

Sans se poser de questions, nous ramassons nos valises. Encore imprégnés de la peur qui avait été nôtre compagne pendant ces longues minutes, nous dévalons les escaliers qui mènent aux quais.

Quelques minutes plus tard, nous montons enfin dans le train. Et là, à l'unisson, mes deux accompagnatrices craquent. Les larmes jaillissent, grand-mère, le visage inondé, disparaît derrière un gros mouchoir à carreaux violets ; maman me serre contre elle (c'est devenu une habitude) et entre deux sanglots, je l'entends dire : "Mais quand donc cela finira-t-il, mon Dieux, aidez-nous !"

Après un trajet assez long, et deux changements nous arrivons enfin à Saint Amand.stamandmontrond1

A la gare, un monsieur nous attend ; il nous fait monter dans une vieille guimbarde à gazogène jusqu'à la rue du "petit voughan". Peu après, je fais la connaissance de tata Madeleine et de ma cousine Monique : une fille, et qu'est-ce qu'elle est petite (3 ans) !

Je ne pourrai même pas m'amuser avec elle. La barbe !!!

Maman et grand-mère ne restent que deux ou trois j ours. Il leur faut repartir, grand-père ne pouvant pas rester seul trop longtemps.

Me voilà maintenant avec des personnes que je ne connais même pas. Zut, et Zut !!!

Ma tante tient une épicerie-buvette, située juste en face de la gendarmerie.

Il y a toujours beaucoup de monde, surtout autour du comptoir. Comme tata ne peut s'occuper de nous, il y a une jeune personne, (je ne sais même pas si elle est de la famille) pour nous garder, et nous occuper à des jeux qui m'embêtent ; ce sont des jeux de filles. Heureusement, derrière l'épicerie, il y a une grande cour. Au milieu de tous les casiers à bouteilles, je me cache ; je boude tout seul, et pense à tous ceux que j'ai laissés à Limoges.

Plusieurs fois dans la semaine, nous partons à la campagne. Tata accroche une remorque à son vélo ; avec ma cousine nous montons dedans. A bonne allure, nous longeons le canal du Berry, et nous allons chercher de la marchandise dans les fermes. Au retour, malheureusement, il me faut poser mes petites fesses sur le porte-bagages du vélo ; ma cousine, elle, reste dans la remorque. Je ne dis rien ; je me suis rendu compte que ma tante avait la main très leste. Mais j'ai toujours ma petite revanche : dès qu'une bêtisse est commise, et avant que le ou la coupable soit découvert, mon système de défense est toujours le même : "ce n'est pas moi, tata, c'est Monique." Et Vlan ! tant pis pour elle ! Le soir, nous devons partir au lit de bonne heure. Ici, je n'ai pas le droit d'écouter les informations ; c'est réservé aux adultes. Je les entends ; en bas, au café, ça discute beaucoup.

Il n'y a pas un mois que je suis là ; une nuit, alors que nous sommes en plein sommeil, tata nous réveille ; à peine habillés et sans rien nous dire, nous descendons, traversons l'épicerie. Le monsieur qui était venu nous chercher à la gare prend ma cousine sous le bras, moi par la main. Nous traversons la rue ; l'instant d'après, nous sommes couchés dans un grand lit ; à la gendarmerie.

Pourquoi ce déménagement nocturne ; et si vite ?

C'est seulement le main, après le petit déjeuner pris chez les gendarmes que l'on va s'apercevoir que presque tout le quartier est détruit. Tout a été incendié ; tout, sauf quatre à cinq maisons, dont celle de ma tante. Il y a de la  fumée partout. Une odeur âcre se dégage de toutes ces ruines. Il ne reste que quelques pans de murs et quelques morceaux de charpente noircie. Il n'y aurait, heureusement, pas de victime. Des gens, certainement les propriétaires, essaient de sauver tout ce qui peut encore l'être ; pas grand chose !

Mais que c'est-il passé ?

Pour le savoir, il suffit d'écouter les conversations dans le café. La surveillance s'étant un peu relâchée, j'en profite.

L'incendie aurait été allumé par les troupes prussiennes en garnison dans la ville.

C'est la stupeur, la consternation.

En effet, ces soldats en provenance de la Prusse orientale, ne se sentent guère concernés par le conflit actuel.

Très souvent, en patrouille de trois ou quatre hommes, nous les voyons passer dans la rue, en totale décontraction, le fusil crosse en l'air, canon ineliné vers le bas, et obstrué par du papier argenté (style chocolat).

Beaucoup de Saint-Amandais les considèrent plutôt comme des amis ; leur présence évite la venue des troupes allemandes.

Cet incendie a certainement été organisé par la Kommandantur en tant que représailles. Quelques jours plus tôt, une patrouille allemande ayant été entièrement décimée par des maquisards.

Et alors ? Moi qui suis venu ici pour être à l'abri, pour ne pas être trop endoctriné par grand-père, je ne comprends plus. Mais comment maman se débrouille t-elle pour m'emmener où il y a du danger ?

Maintenant, tata hésite à se rendre dans les fermes. Le danger est partout. Les contrôles se multiplient. Avec les gendarmes, nous sommes mis très vite au courant de tout ce qui se passe ; ils connaissent les précautions à prendre, les risques à éviter.

De plus, et c'est rassurant, ceux-là n'aiment pas les boches ; tant mieux !

Tata vient de me trouver une occupation : elle me donne à coller sur des cahiers, les timbres de rationnement. Il y en a de toutes les couleurs ; c'est facile, et je ne suis plus avec les filles.

Cela ne dure pas longtemps. Maman, mise au courant de ce qui vient de se passer ici, vient me chercher pour me ramener à Limoges.

Deux jour après, nous prenons le train.

Je vais pouvoir enfin, retrouver tous ceux que j'aime.

Mais que le trajet est long ! Il me semble que nous sommes encore plus secoués qu'au voyage aller. Heureusement qu'il y a les genoux de maman pour m'asseoir ; les wagons de 3ème classe ne sont vraiment pas confortables, avec leur banquettes rembourrées avec des noyaux de pêches.

Quel plaisir quand même de retrouver la gare de Limoges ; même si il y a encore et toujours les boches.

limoges

14 février 2006

"Ils" sont là...

Au début du mois de Novembre 1942, grand-mère revient de faire quelques emplettes chez Monsieur D..C'est notre épicier attitré et c'est un ami. Son magasin est situé juste à l'angle du boulevard Louis-Blanc, et de la rue Manigne.

Je suis occupé à travailler avec grand-père. Encore !

Peut-être de l'écriture, peut-être de la lecture ?

Grand-mère entre dans la cuisine, toute essouflée, le visage défaît, comme si le diable en personne venait de lui apparaître.

Avant d'avoir posé son cabas sur la table de la cuisine, entre deux soupirs, elle lâche :

"Ils sont là ; les boches sont là, ils sont à Limoges ; il y en a partout ! partout !!!"

Maman, prise de stupeur, lâche et laisse tomber par terre, le chapeau qu'elle était en train de confectionner.

Grand-père, comme mû par un ressort, bondit de son indécollable fauteuil. Me prenant par la main, il me dit : "Viens avec moi, allons voir ça".

Maman, un peu inquiète, s'insurge : "Papa, tu vas pas emmener Michel avec toi ; si il vous arrivaient quelques chose ; laisse-le à la maison".

Grand-père, plus têtu qu'une mûle : "Mais non, ne t'inquiète pas, Guiguitte, il ne risque rien ; et je suis là". "A tout à l'heure !".

J'étais fier de partir avec grand-père ; sûr, maintenant j'étais un grand ; et il me le prouvait.

Juste après, dans la minute qui suit, nous assistons à un spectacle incroyable : le boulevard Louis-Blanc est entièrement envahi ; comme venait si bien de le dire grand-mère, il y en a partout, même sur les larges trottoirs. Des chars, des automitrailleuses, des camions, des motos, des side-cars. Un peu plus loin, dans la rue Jean-Jaurès, c'est la même chose ; à perte de vue. Des gradés hurlent - Grand-père qui a conservé en mémoire les quelques mots d'allemand appris en 14-18, comprend que des ordres sont donnés. L'air déçu, comme s'il devait être responsable, il se penche vers moi : "Mon petit Michel, il va falloir s'habituer à les entendre aboyer de la sorte, certainement pendant longtemps, je le crains". Reprenant son regard volontaire, et pas résigné pour un brin : "Tous ceux qui sont là-haut (en Angleterre), vont, je l'espère, se dépêcher de nous donner un coup de mains. Il faut les foutre dehors !"

Dans la population, on sent un grand découragement. Les visages sont de plus en plus tendus, crispés.

Les restrictions de toutes sortes, l'arrivée des allemands, l'absence de proches, c'est trop !

A en croire certains, plus rien n'est possible.

Pourtant, d'autres y croient !

Comme par magie apparaît deça-delà, une soudaine floraison d'inscriptions, de graffitis : "Courage, la RÉSISTANCE VAINCRA, MORT AUX BOCHES, VIVE DE GAULLE"... Des croix de Lorraine, aussi.

Si, il y a peu de temps encore, l'angoisse, le doute, la crainte constituaient l'essentiel des sentiments ressentis maintenant, c'est la suspicion qui s'installe : chacun a peur de chacun, tout le monde se méfie de tout le monde. Les gens ne se parlent presque plus. Ils s'épient.

Il n'y a plus de confiance ; en rien, en personne !

Beaucoup, hommes, femmes, justement par crainte d'un mot mal compris, d'un geste mal interprêté, choisissent la solution la plus radicale ; ils rejoignent les combattants de l'ombre ; ils partent au maquis.

Celui-ci devient de plus en plus structuré : des militaires, en provenance d'Angleterre viennent grossir les rangs de l'encadrement. Il reçoit régulièrement de l'aide. Au printemps 43, des forteresses géantes américianes, encadrées par une escorte de chasseurs, parachutent plus d'un millier de containers : des armes, des munitions, des vêtements, de la nourriture...

Dans la ville, la présence des allemands ne se fait pas trop sentir ; pourtant, ils sont mille quatre cents.

Oh ! bien sûr, personne ne peut les ignorer.

Comment en serait-il autrement ?

Dans le quartier, nous ne risquons pas les oublier.

Tous les matins, à heures régulières, section par section, nous les voyons passer devant chez nous.

Sans arme, sans ceinturon, martelant le sol de leurs talons, ils remontent la rue des Petites pousses au pas cadencé, au rythme de chansons militaires.

Ils se rendent aux "bains-douches", sur la place Haute-Vienne, à l'angle du boulevard Gambetta.

Leur retour se fait en ordre plus dispersé, en totale décontraction ; en se racontant des histoires ; parfois des éclats de rire fusent ; sans retenue.

Mais de quoi, de qui, pourraient-ils avoir peur ? Ils sont chez-eux, là ; enfin, ils le pensent. Ce sont les maîtres.

D'ailleurs, de leur part, individuellement, s'entend, on ne ressent aucune agressivité. Bien au contraire, on a l'impression qu'ils ne demandent qu'à s'attirer la sympathie de la population. A l'exemple de ceux que nous rencontrons fréquemment sur le trajet de l'école. Il y a même un regard, un sourire, aussi. Mais si nous les croisons d'un peut trop près, je me serre contre maman, et esquisse un mouvement de repli ; je fais même parfois la moue. (et ça je sais bien le faire).

Un jour, alors que nous remontons la rue des Charseix, l'un deux, (il est jeune, et me semble immense) pose sa main sur ma tête, en prononçant quelques mots de gentillesse. Ma réaction est vive : me hissant sur un des ses grands pieds, je fais mine de cracher. Maman, tremblante, ne sait quelle attitude adopter ; elle s'excuse auprès de ce soldat ; au moins essaye-t-elle ; elle bégaie. Souriant, paraissant encore plus gêné que maman, dans un français très correct, il engage la conversation. Tête basse, je fais semblant de ne pas écouter. Au moment de nous quitter, il se penche vers mois "tu n'es pas un mauvais garçon, mais tu n'aimes pas les allemands ; ce n'est pas grave, au revoir". Non mais, pour qui il se prend, celui-là ; il ne croit quand même pas que je vais lui répondre ? Ah, non !

Arrivés à la maison, maman se met en colère, j'ai droit à une grosse réprimande ; elle me fustige sur mon comportement irresponsable, et me demande de m'excuser auprès d'elle pour l'avoir mise dans un situation critique, voire dangereuse.

Grand-mère s'en mêle ; elle aussi. Elle me menace de privation de fruits, de gâteaux (elle trouve encore des ingrédiants), elle veut m'interdire d'aller m'amuser avec les copains. Elle s'en prend également à gran-père, qui, lui ne dit mot. "Et toi, pépé, (elle l'appelle comme cela) tu n'as pas honte ; c'est de ta faute tout çà ; à force de lui raconter des histoires et des boniments, voilà ce qui arrive. Mais fous-lui donc un peu la paix ; c'est pas de son âge". Et bla-bla-bla... et bla-bla-bla !!!

Moi, à grand-père, je ne lui en veux pas ; pas du tout !

Je promets quand même à maman, de ne plus recommencer.

En me comportant de cette façon, nous pouvions nous attendre à de très graves ennuis. Il n'en fût rien, ce tout jeune militaire, peut-être enrôlé contre son gré, ayant fait preuve de beaucoup de bienveillance à mon égard.

Même si c'est un peu tard, qu'il en soit remercié.

Cet incident, ajouté au mauvais climat qui régne ici n'apportent pas la sérénité dans la tête de maman.

Je l'entends souvent parler à mi-voix avec ses parents. Je me doute qu'elle à l'intention de m'éloigner de ce capharnaüm ; elle a deux solutions : à Oradour sur Glane, chez mes grands-parents paternels ; à Saint-Amand-Montrond où habite ma tante Madeleine, soeur aînée de maman, mais où la situation n'est pas meilleure qu'ici, puisque en zone occupée.

Aprés une réunion "au sommet", le triumvirat familial opte pour la deuxième hypothèse : Saint-Amand.

Des démarches sont aussi tôt entreprises pour obtenir laissez-passer, billets de transport, etc...

Il faut que tout soit bien en règle, en vue des franchissements de zones.

Nous partirons à trois : grand-mère décide de se joindre à nous deux ; elle profitera ainsi de l'occasion pour revoir sa ville aînée ; elle aussi se retrouve seule depuis le départ de son mari au front, et retenu prisonnier en Allemagne, comme malheureusement, beaucoup d'autres.

10 février 2006

L'espoir ?

Tous les soirs, à heure régulière, réunis autour du vieux poste T.S.F., nous attendons avec impatience, les nouvelles en provenance de Londres.

Maintenant que je suis devenu "grand",j'ai obtenu l'autorisation de participer à l'écoute ; assis sur les genoux de grand-père, je suis tout ouïe.

Depuis les studios de la B.B.C., entre deux chansons de Jean Lumière, dont "la petite église", nous écoutons l'émission : "les français parlent aux français".

Malgré le brouillage orchestré par l'ennemi, et que nous appelons communément "le moulin à café", la voix de Maurice Schumann, au timbre si particulier, redonne un peu d'espoir à chacun.

Nous savons que maintenant, de l'autre côté du "Channel", des français, libres, et sous l'autorité du Général de Gaulle, se dépensent sans compter pour venir à nôtre aide.

Nous y croyons. Tous !

Ainsi, tous les jours, nous sommes avertis des possibles bombardements qui pourraient nous concerner. Beaucoup, sont déjà effectués sur le territoire.

Tous les sites stratégiques, les usines travaillant pour l'ennemi, les dépôts de munitions, les infrastructures routières, ponts, viaducs, voies ferrées, principalement les gares de triage, sont particulièrement visées.

Beaucoup de messages sont adressés aux maquis. Répetés, à plusieurs reprises, codés, ils sont un lien essentiel avec le commandement de la France libre.

L'occupant, s'inquiéterait-il de nôtre bonne santé ?

La question, en effet peut se poser.

Dans tous les quartiers, rue par rue, maison par maison, un recensement est effectué.

Police et gendarmerie inspectent les caves de tous les immeubles. Les plus grandes, les plus profondes, les plus sûres sont, elles aussi, réquisitionnées. Vidées de leur contenu, elles sont aménagées en abris, dans les cas, très probables de bombardement.

abriDehors, à l'entrée, peint noir sur blanc, entouré de rouge, est indiqué le nombre de personnes pouvant loger dans cet abri.

A chaque famille est attribué celui où elle devra se rendre en cas d'alerte significative.

Alors que nous avions, nous la possibilité de rejoindre le plus proche, à savoir celui situé sous la boucherie de mon copain Pierrot, à moins de vingt mètres, on nous affecte celui de la Lainière L., chez Monsieur P., rue Haute-Vienne, situé à plus de cent mètres. Un souvenir de la seconde guerre mondiale à Limoges : cette inscription sur une porte rue du Temple désignant l'accès à un abri de protection contre les bombardements. Limoges n'a quasiment pas été touché par les bombardements exceptées la gare de triage du Puy Imbert et l'usine d'armements "Gnome Rhône" (aujourd'hui RVI).

C'est ainsi ! Nous n'avons pas le droit de contester cette décision, ou plutôt, ce choix farfelu. Dont acte !

Dans la journée, parallèlement à la propagande de Vichy, que nous n'écoutons d'ailleurs pas, les éternels refrains de Tino Rossi, Maurice Chevalier, Rina Ketty et au jeune Charles Trenet, continuent, malgré tout d'entretenir l'espoir.

A l'école, la tranquille assurance témoignée par certains, ou certaines, il n'y a pas si longtemps semble s'être transformée en légère inquiétude ; et c'est un doux euphémisme !

Bien souvent, à la place d'une récréation bien tranquille, on nous soumet à des exercices d'évacuation. Dans un ordre précis, en rang deux par deux, nous tenant par la main et dans un silence de cathédrale, qui, d'ailleurs se trouve juste à côté, nous rejoignons l'abri qui est réservé à l'école ; très exactement, rue St Affre.

C'est lugubre ; il y fait froid ; Brrr !

Le matin, après la leçon de morale, les maîtresses distribuent à chacun, un verre de lait, et une pastille, (ou cachet), rose, soi-disant plein de vitamines, et au goût de citron. Si son nom m'est totalement sorti de la mémoire, je garde sur la langue, son acidité.

C'était pas mauvais, quand même.

Paradoxalement, le fait de nous préparer à d'éventuels bombardements, au lieu de nous inquiéter nous rassure plutôt : c'est la preuve évidente que les alliés agissent de plus en plus. Ils pensent à nous.

Des gens commençent à fustiger, certes avec prudence, le Fritz, le Frisou, le Doryphore, le Vert de gris, le Boche, et..... les collabos !

Sans être pessimiste, (c'est pas mon genre), mais plutôt clairvoyant, grand-père est certain que les allemands vont bientôt arriver : "Ils subissent trop de pertes lors des attaques des maquisards ; il faut qu'ils contrôlent tout le territoire ; c'est obligé !".

Malheureusement, il ne se trompait pas.

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